Extraits de Jean-Jacques Rousseau
Julie ou la nouvelle Héloïse (1761)
Première Partie
LETTRE I
À JULIE.
Il faut vous fuir, Mademoiselle, je le sens bien : j’aurais dû beaucoup moins attendre, ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd’hui ? Comment m’y prendre ? Vous m’avez promis de l’amitié ; voyez mes perplexités, et conseillez-moi.
Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l’invitation de Madame votre
mère
. Sachant que j’avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu’ils ne seraient pas
inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l’éducation d’une fille qu’elle adore. Fier, à mon
tour, d’orner de quelques fleurs un si beau naturel, j’osai me charger de ce dangereux soin sans
en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer
le prix de ma témérité : j’espère que je ne m’oublierai jamais jusqu’à vous tenir des discours
qu’il ne vous convient pas d’entendre, et manquer au respect que je dois à vos mœurs, encore
plus qu’à votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j’ai du moins la consolation de souffrir
seul, et je ne voudrais pas d’un bonheur qui pût coûter au vôtre.
Cependant je vous vois tous les jours ; et je m’aperçois que sans y songer vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l’espoir, et je me serais efforcé de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la
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prudence avec l’honnêteté ; mais comment me retirer décemment d’une maison dont la maîtresse elle-même m’a offert l’entrée, où elle m’accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu’elle a de plus cher au monde ? Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu’elle lui cache à ce dessein ? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire ? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu même ne l’offensera-t-il pas de la part d’un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d’aspirer à vous ?
Je ne vois, Mademoiselle, qu’un moyen de sortir de l’embarras où je suis ; c’est que la main qui m’y plonge m’en retire, que ma peine ainsi que ma faute me vienne de vous, et qu’au moins par pitié pour moi vous daigniez m’interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents ; faites-moi refuser votre porte ; chassez-moi comme il vous plaira ; je puis tout endurer de vous ; je ne puis vous fuir de moi-même.
Vous, me chasser ! Moi, vous fuir ! Et pourquoi ? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, et d’aimer ce qu’il faut qu’on honore ? Non, belle Julie ; vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n’eussent égaré mon cœur, sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive et d’une inaltérable douceur, c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui, c’est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme, ce sont, en un mot, les charmes des sentiments bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. Je consens qu’on vous puisse imaginer plus belle encore ; mais plus aimable et plus digne du cœur d’un honnête homme, non Julie, il n’est pas possible.
J’ose me flatter quelquefois que le Ciel a mis une conformité secrète entre nos affections, ainsi qu’entre nos goûts et nos âges. Si jeunes encore, rien n’altère en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manières uniformes de sentir et de voir, et pourquoi n’oserais-je imaginer dans nos cœurs ce même concert que j’aperçois dans nos jugements ? Quelquefois nos yeux se rencontrent ; quelques soupirs nous échappent en même
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temps ; quelques larmes furtives...... ô Julie ! Si cet accord venait de plus loin..... si le Ciel nous avait destinés.... toute la force humaine......... ah, pardon ! Je m’égare : j’ose prendre mes vœux pour de l’espoir : l’ardeur de mes désirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.
Je vois avec effroi quel tourment mon cœur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal ; je voudrais le haïr s’il était possible. Jugez si mes sentiments sont purs, par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez s’il se peut la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guérir ou mourir, et j’implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontés.
Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison,
ou concentrer au fond de mon âme le trouble que j’y sens naître : mais par pitié, détournez de
moi ces yeux si doux qui me donnent la mort ; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras,
vos mains, vos blonds cheveux
, vos gestes ; trompez l’avide imprudence de mes regards ;
retenez cette voix touchante qu’on n’entend point sans émotion : soyez, hélas, une autre que
vous-même, pour que mon cœur puisse revenir à lui.
Vous le dirai-je sans détour ? Dans ces jeux que l’oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles ; vous n’avez pas plus de réserve avec moi qu’avec un autre. Hier même, il s’en fallut peu que par pénitence vous ne me laissassiez prendre un baiser : vous résistâtes faiblement. Heureusement je n’eus garde de m’obstiner. Je sentis à mon trouble croissant que j’allais me perdre, et je m’arrêtai. Ah, si du moins je l’eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes !
De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n’y en a pas un
qui n’ait son danger, jusqu’au plus puéril de tous. Je tremble toujours d’y rencontrer votre main,
et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. À peine se pose-t-elle sur la mienne
qu’un tressaillement me saisit ; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire ; je ne vois je ne sens
plus rien, et dans ce moment d’aliénation
, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre
de moi ?
Durant nos lectures, c’est un autre inconvénient. Si
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je vous vois un instant sans votre mère ou sans votre Cousine, vous changez tout à coup de maintien ; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, que le respect et la crainte de vous déplaire m’ôtent la présence d’esprit et le jugement, et j’ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d’une leçon que toute votre sagacité vous fait suivre à peine. Ainsi l’inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux : vous me désolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d’humeur une personne si raisonnable. J’ose vous le demander, comment pouvez-vous être si folâtre en public et si grave dans le tête-à-tête ? Je pensais que ce devait être tout le contraire, et qu’il fallait composer son maintien à proportion du nombre des Spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde. Daignez être plus égale, peut-être serai-je moins tourmenté.
Si la commisération naturelle aux âmes bien nées peut vous attendrir sur les peines d’un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux : si sa retenue et son état ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu’il en murmure : il aime mieux encore périr par votre ordre, que par un transport indiscret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort ; au moins n’aurai-je point à me reprocher d’avoir pu former un espoir téméraire, et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j’oserais vous demander, quand même je n’aurais point de refus à craindre.
LETTRE II
À JULIE.
Que je me suis abusé, mademoiselle, dans ma première lettre ! Au lieu de soulager mes maux, je n’ai fait que les augmenter en m’exposant à votre disgrâce,
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et je sens que le pire de tous est de vous déplaire. Votre silence, votre air froid et réservé ne m’annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucé ma prière en partie, ce n’est que pour mieux m’en punir,
E poi ch’amor di me ve fece accorta
Fur i biondi capelli allor velati
E l’amoroso sguardo in se raccolto.
vous retranchez en public l’innocente familiarité dont j’eus la folie de me plaindre ; mais vous n’en êtes que plus sévère dans le particulier, et votre ingénieuse rigueur s’exerce également par votre complaisance et par vos refus.
Que ne pouvez-vous connaître combien cette froideur m’est cruelle ! Vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas revenir sur le passé, et faire que vous n’eussiez point vu cette fatale lettre ! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n’écrirais point celle-ci, si je n’eusse écrit la première, et je ne veux pas redoubler ma faute, mais la réparer. Faut-il pour vous apaiser dire que je m’abusais moi-même ? Faut-il protester que ce n’était pas de l’amour que j’avais pour vous ?....... moi je prononcerais cet odieux parjure ! Le vil mensonge est-il digne d’un cœur où vous régnez ? Ah ! Que je sois malheureux, s’il faut l’être ; pour avoir été téméraire je ne serai ni menteur ni lâche, et le crime que mon cœur a commis, ma plume ne peut le désavouer.
Je sens d’avance le poids de votre indignation, et j’en attends les derniers effets, comme une grâce que vous me devez au défaut de toute autre ; car le feu qui me consume mérite d’être puni, mais non méprisé. Par pitié ne m’abandonnez pas à moi-même ; daignez au moins disposer de mon sort ; dites quelle est votre volonté. Quoique vous puissiez me prescrire, je ne saurai qu’obéir. M’imposez-vous un silence éternel ? Je saurai me contraindre à le garder. Me bannissez-vous de votre présence ? Je jure que vous ne me verrez plus. M’ordonnez-vous de mourir ? Ah ! Ce ne sera pas le plus difficile. Il n’y a point d’ordre auquel je ne souscrive, hors celui de ne vous plus aimer : encore obéirais-je en cela même, s’il m’était possible.
Cent fois le jour je suis tenté de me jeter à vos pieds, de les arroser de mes pleurs, d’y obtenir la mort ou mon
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pardon. Toujours un effroi mortel glace mon courage ; mes genoux tremblent et n’osent fléchir ; la parole expire sur mes lèvres, et mon âme ne trouve aucune assurance contre la frayeur de vous irriter.
Est-il au monde un état plus affreux que le mien ? Mon cœur sent trop combien il est coupable et ne saurait cesser de l’être ; le crime et le remords l’agitent de concert, et sans savoir quel sera mon destin, je flotte dans un doute insupportable, entre l’espoir de la clémence et la crainte du châtiment.
Mais non je n’espère rien, je n’ai droit de rien espérer. La seule grâce que j’attends de vous est de hâter mon supplice. Contentez une juste vengeance. Est-ce être assez malheureux que de me voir réduit à la solliciter moi-même ? Punissez-moi, vous le devez : mais si vous n’êtes impitoyable, quittez cet air froid et mécontent qui me met au désespoir : quand on envoie un coupable à la mort, on ne lui montre plus de colère.
LETTRE III
À JULIE.
Ne vous impatientez pas, mademoiselle ; voici la dernière importunité que vous recevrez de moi.
Quand je commençai de vous aimer, que j’étais loin de voir tous les maux que je m’apprêtais ! Je ne sentis d’abord que celui d’un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de temps ; j’en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire ; et maintenant j’éprouve le plus cruel de tous, dans le sentiment de vos propres peines. Ô Julie ! Je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible, mais tout décèle à mon cœur attentif vos agitations secrètes. Vos yeux deviennent sombres, rêveurs, fixés en terre ; quelques regards égarés s’échappent sur moi ; vos vives couleurs se fanent ; une pâleur étrangère couvre vos joues ; la gaieté vous abandonne ; une tristesse mortelle vous accable ; et il n’y a que l’inaltérable douceur de votre âme qui vous préserve d’un peu d’humeur.
Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois ; je crains de
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contribuer aux vôtres, et cette crainte m’afflige beaucoup plus que l’espoir qui devrait en naître ne peut me flatter ; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m’est plus cher que le mien.
Cependant en revenant à mon tour sur moi, je commence à connaître combien j’avais mal jugé de mon propre cœur, et je vois trop tard que ce que j’avais d’abord pris pour un délire passager, fera le destin de ma vie. C’est le progrès de votre tristesse qui m’a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l’éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancienne gaieté, n’eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N’en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé dans mon âme, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans remède, et je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s’éteindra qu’au tombeau.
N’importe ; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mériter de l’être, et je saurai vous forcer d’estimer un homme à qui vous n’avez pas daigné faire la moindre réponse. Je suis jeune et peux mériter un jour la considération dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j’ai perdu pour toujours, et que je vous ôte ici malgré moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie, vivez tranquille et reprenez votre enjouement ; dès demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sûre que l’amour ardent et pur dont j’ai brûlé pour vous ne s’éteindra de ma vie, que mon cœur plein d’un si digne objet ne saurait plus s’avilir, qu’il partagera désormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu’on ne verra jamais profaner par d’autres feux l’autel où Julie fut adorée.
BILLET.
N’emportez pas l’opinion d’avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un cœur vertueux
saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-être à craindre. Mais vous........
vous pouvez
rester.
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RÉPONSE.
Je me suis tu longtemps ; votre froideur m’a fait parler à la fin. Si l’on peut se vaincre pour la vertu, l’on ne supporte point le mépris de ce qu’on aime. Il faut partir.
II BILLET.
DE JULIE.
Non, monsieur ; après ce que vous m’avez paru sentir ; après ce que vous m’avez osé
dire ; un homme tel que vous avez feint d’être ne part point ; il fait plus
.
RÉPONSE.
Je n’ai rien feint, qu’une passion modérée, dans un cœur au désespoir. Demain vous serez contente, et quoique vous en puissiez dire, j’aurai moins fait que de partir.
III BILLET.
DE JULIE.
Insensé ! Si mes jours te sont chers, crains d’attenter aux tiens. Je suis obsédée, et ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu’à demain. Attendez.
LETTRE IV.
DE JULIE.
Il faut donc l’avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé ! Combien de fois j’ai juré qu’il ne sortirait de mon cœur qu’avec la vie ! La tienne en danger me l’arrache ; il m’échappe, et l’honneur est perdu. Hélas, j’ai
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trop tenu parole ; est-il une mort plus cruelle que de survivre à l’honneur ?
Que dire, comment rompre un si pénible silence ? Ou plutôt n’ai-je pas déjà tout dit, et ne
m’as-tu pas trop entendue
? Ah tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste ! Entraînée par
degrés dans les pièges d’un vil séducteur, je vois sans pouvoir m’arrêter l’horrible précipice où je
cours. Homme artificieux ! C’est bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois
l’égarement de mon cœur ; tu t’en prévaux pour me perdre, et quand tu me rends méprisable, le
pire de mes maux est d’être forcée à te mépriser. Ah malheureux ! Je t’estimais, et tu me
déshonores ! Crois-moi, si ton cœur était fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l’eût jamais
obtenu.
Tu le sais, tes remords en augmenteront ; je n’avais point dans l’âme des inclinations vicieuses. La modestie et l’honnêteté m’étaient chères ; j’aimais à les nourrir dans une vie simple et laborieuse. Que m’ont servi des soins que le Ciel a rejetés ? Dès le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle le rendent chaque jour plus mortel.
Je n’ai rien négligé pour arrêter le progrès de cette passion funeste. Dans l’impuissance de résister, j’ai voulu me garantir d’être attaquée ; tes poursuites ont trompé ma vaine prudence. Cent fois j’ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours, cent fois j’ai voulu leur ouvrir mon cœur coupable ; ils ne peuvent connaître ce qui s’y passe : ils voudront appliquer des remèdes ordinaires à un mal désespéré ; ma mère est faible et sans autorité ; je connais l’inflexible sévérité de mon père, et je ne ferai que perdre et déshonorer moi ma famille et toi-même. Mon amie est absente, mon frère n’est plus ; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l’ennemi qui me poursuit ; j’implore en vain le Ciel, le Ciel est sourd aux prières des faibles. Tout fomente l’ardeur qui me dévore ; tout m’abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi ; la nature entière semble être ta complice ; tous mes efforts sont vains, je t’adore en dépit de moi-même. Comment mon cœur, qui n’a pu résister dans toute sa force, céderait-il maintenant à demi ? comment
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ce cœur qui ne sait rien dissimuler te cacherait-il le reste de sa faiblesse ? Ah ! Le premier pas, qui coûte le plus, était celui qu’il ne fallait pas faire ; comment m’arrêterais-je aux autres ? Non, de ce premier pas je me sens entraîner dans l’abîme, et tu peux me rendre aussi malheureuse qu’il te plaira.
Tel est l’état affreux où je me vois, que je ne puis plus avoir recours qu’à celui qui m’y a réduite, et que pour me garantir de ma perte, tu dois être mon unique défenseur contre toi. Je pouvais, je le sais, différer cet aveu de mon désespoir ; je pouvais quelque temps déguiser ma honte, et céder par degrés pour m’en imposer à moi-même. Vaine adresse qui pouvait flatter mon amour-propre, et non pas sauver ma vertu. Va, je vois trop, je sens trop où mène la première faute, et je ne cherchais pas à préparer ma ruine, mais à l’éviter.
Toutefois si tu n’es pas le dernier des hommes, si quelque étincelle de vertu brilla dans ton âme, s’il y reste encore quelque trace des sentiments d’honneur dont tu m’as paru pénétré, puis-je te croire assez vil pour abuser de l’aveu fatal que mon délire m’arrache ? Non, je te connais bien ; tu soutiendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde, tu protégeras ma personne contre mon propre cœur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence ; mon honneur s’ose confier au tien, tu ne peux conserver l’un sans l’autre ; âme généreuse, ah ! Conserve les tous deux, et du moins pour l’amour de toi-même daigne prendre pitié de moi.
Ô Dieu ! Suis-je assez humiliée ? Je t’écris à genoux ; je baigne mon papier de mes pleurs ; j’élève à toi mes timides supplications. Et ne pense pas, cependant, que j’ignore que c’était à moi d’en recevoir, et que pour me faire obéir je n’avais qu’à me rendre avec art méprisable. Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l’honnêteté : j’aime mieux être ton esclave et vivre innocente, que d’acheter ta dépendance au prix de mon déshonneur. Si tu daignes m’écouter, que d’amour, que de respects ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour à la vie ? Quels charmes dans la douce union de deux âmes pures ! Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du Ciel même.
Je crois, j’espère, qu’un cœur qui m’a paru mériter
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tout l’attachement du mien ne démentira pas la générosité que j’attends de lui. J’espère encore que s’il était assez lâche pour abuser de mon égarement et des aveux qu’il m’arrache, le mépris l’indignation me rendraient la raison que j’ai perdue, et que je ne serais pas assez lâche moi-même pour craindre un amant dont j’aurais à rougir. Tu seras vertueux ou méprisé ; je serai respectée ou guérie ; voilà l’unique espoir qui me reste avant celui de mourir.
LETTRE V
À JULIE.
Puissances du Ciel ! J’avais une âme pour la douleur, donnez m’en une pour la félicité. Amour, vie de l’âme, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu ! Force invincible de la voix de ce qu’on aime ! Bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignants ! qui peut en soutenir l’atteinte ? Ô comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon cœur ! Comment expier les alarmes d’une craintive amante ? Julie.... non ? Ma Julie à genoux ! Ma Julie verser des pleurs !.... celle à qui l’univers devrait des hommages supplier un homme qui l’adore de ne pas l’outrager, de ne pas se déshonorer lui-même ! Si je pouvais m’indigner contre toi je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent ? Juge mieux, beauté pure et céleste, de la nature de ton empire ! Eh ! Si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas surtout pour l’empreinte de cette âme sans tache qui l’anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne ? Tu crains de céder à mes poursuites ? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect et d’honnêteté tous les sentiments qu’elle inspire ? Est-il un homme assez vil sur la terre pour oser être téméraire avec toi ?
Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d’être aimé.... aimé de celle.....
trône du monde, combien je te vois au dessous de moi
! Que je la relise mille fois, cette lettre
adorable où ton amour et tes sentiments sont écrits en caractères de feu ; où, malgré tout
l’emportement d’un cœur agité, je vois avec transport combien
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dans une âme honnête les passions les plus vives gardent encore le saint caractère de la vertu. Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton état, et témoigner par l’acte le plus marqué son profond mépris pour lui-même ? Non, chère amante, prend confiance en un Ami fidèle qui n’est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit à jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s’accroisse à chaque instant, ta personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacré dépôt dont jamais mortel fût honoré. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltérable pureté. Je frémirais de porter la main sur tes chastes attraits, plus que du plus vil inceste, et tu n’es pas dans une sûreté plus inviolable avec ton père qu’avec ton amant. Ô si jamais cet amant heureux s’oublie un moment devant toi........ l’amant de Julie aurait une âme abjecte ! Non, quand je cesserai d’aimer la vertu, je ne t’aimerai plus ; à ma première lâcheté, je ne veux plus que tu m’aimes.
Rassure-toi donc, je t’en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit ; c’est à lui de t’être garant de ma retenue et de mon respect, c’est à lui de te répondre de lui-même. Et pourquoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes désirs ? à quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon cœur suffit à peine à celui qu’il goûte ? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai ; nous aimons pour la première et l’unique fois de la vie, et n’avons nulle expérience des passions ; mais l’honneur qui nous conduit est-il un guide trompeur ? A-t-il besoin d’une expérience suspecte qu’on n’acquiert qu’à force de vices ? J’ignore si je m’abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon cœur. Je ne suis point un vil séducteur comme tu m’appelles dans ton désespoir, mais un homme simple et sensible, qui montre aisément ce qu’il sent et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j’abhorre encore plus le crime que je n’aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l’amour que tu fais naître est compatible avec l’oubli de la vertu, et si tout autre qu’une âme honnête peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j’en suis pénétré, plus mes sentiments s’élèvent. Quel bien, que je n’aurais pas fait pour lui-même, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi ? Ah ! Daigne te confier
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aux feux que tu m’inspires, et que tu sais si bien purifier ; crois qu’il suffit que je t’adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m’as chargé. Ô quel cœur je vais posséder ! Vrai bonheur, gloire de ce qu’on aime, triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs !
LETTRE XIV
À JULIE.
Qu’as-tu fait, ah ! Qu’as-tu fait, ma Julie ? Tu voulais me récompenser et tu m’as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ? Cruelle, tu les aigris. C’est du poison que j’ai cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase mon sang ; il me tue, et ta pitié me fait mourir.
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Ô souvenir immortel de cet instant d’illusion de délire et d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon âme, et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce cœur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie !
Hélas ! Je jouissais d’une apparente tranquillité ; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais plus d’un sort auquel tu daignais présider. J’avais dompté les fougueuses saillies d’une imagination téméraire ; j’avais couvert mes regards d’un voile et mis une entrave à mon cœur ; mes désirs n’osaient plus s’échapper qu’à demi, j’étais aussi content que je pouvais l’être. Je reçois ton billet, je vole chez ta Cousine ; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, et mon sein palpite ; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle ; je t’aborde comme transporté, et j’avais grand besoin de la diversion de ta Cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n’imaginait pas même un état plus doux que le mien.
En approchant du bosquet j’aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes
d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y
entrant, je vis avec surprise ta Cousine s’approcher de moi et d’un air plaisamment suppliant me
demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère j’embrassai cette charmante amie, et
toute aimable toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux, que les sensations ne sont
rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après, quand je sentis..... la
main me tremble...... un doux frémissement...... ta bouche de roses........ la bouche de Julie..... se
poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ? Non, le feu du Ciel n’est pas
plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi même
se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres
brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté.... quand tout à coup je te vis pâlir,
fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta Cousine, et tomber en défaillance
. Ainsi
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la frayeur étreignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair.
À peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que
j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ?..... c’est un tourment horrible..... non, garde tes
baisers, je ne les saurais supporter...... ils sont trop âcres
, trop pénétrants, ils percent ils brûlent
jusqu’à la moelle..... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m’a jeté dans un égarement dont
je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus
comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein
comme tu fus un instant. Ô Julie ! Quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus
maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis,
et je sens qu’il faut enfin que j’expire à tes pieds..... ou dans tes bras.
LETTRE XX.
DE JULIE.
Je reçois à la fois vos deux Lettres, et je vois par l’inquiétude que vous marquez dans la
seconde sur le sort de l’autre que quand l’imagination prend les devants, la raison ne se hâte pas
comme elle, et souvent la laisse aller seule. Pensâtes-vous en arrivant à Sion qu’un Courrier tout
prêt n’attendait pour partir que votre lettre, que cette lettre me serait remise en arrivant ici, et que
les occasions ne favoriseraient pas moins ma réponse ? Il n’en va pas ainsi, mon bel Ami. Vos
deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le Courrier, qui ne passe qu’une fois la
semaine [Il passe à présent deux fois.], n’est parti qu’avec la seconde
. Il faut un certain temps
pour distribuer les lettres ; il en faut à mon commissionnaire pour me rendre la mienne en secret,
et le courrier ne retourne pas d’ici le lendemain du jour qu’il est arrivé. Ainsi tout bien calculé, il
nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi, pour recevoir réponse l’un de
l’autre ; ce que je vous explique afin de calmer une fois pour toutes votre impatiente vivacité.
Tandis que vous déclamez contre la fortune et ma négligence, vous voyez que je m’informe
adroitement de tout ce qui peut assurer notre correspondance et prévenir vos perplexités. Je vous
laisse à décider de quel côté sont les plus tendres soins.
Ne parlons plus de peines, mon bon Ami ; ah, respectez et partagez plutôt le plaisir que j’éprouve, après huit mois d’absence, de revoir le meilleur des Pères ! Il
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arriva jeudi au soir, et je n’ai songé qu’à lui [L’article qui précède prouve qu’elle ment.] depuis cet heureux moment. Ô toi que j’aime le mieux au monde après les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles, viennent-elles contrister mon âme et troubler les premiers plaisirs d’une famille réunie ? Tu voudrais que mon cœur s’occupât de toi sans cesse ; mais dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dénaturée à qui les feux de l’amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d’un amant rendraient insensible aux caresses d’un père ? Non, mon digne Ami, n’empoisonne point par d’injustes reproches l’innocente joie que m’inspire un si doux sentiment. Toi dont l’âme est si tendre et si sensible, ne conçois-tu point quel charme c’est de sentir dans ces purs et sacrés embrassements le sein d’un père palpiter d’aise contre celui de sa fille. Ah ! crois-tu qu’alors le cœur puisse un moment se partager et rien dérober à la nature ?
Sol che son figlia io mi rammento adesso
.
Ne pensez pas, pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce qu’on a une fois aimé ? Non les impressions plus vives qu’on suit quelques instants, n’effacent pas pour cela les autres. Ce n’est point sans chagrin que je vous ai vu partir, ce n’est point sans plaisir que je vous verrais de retour. Mais..... prenez patience ainsi que moi puisqu’ il le faut, sans en demander davantage. Soyez sûr que je vous rappellerai le plutôt qu’il sera possible, et pensez que souvent tel qui se plaint bien haut de l’absence, n’est pas celui qui en souffre le plus.
LETTRE XXVI.
À JULIE.
Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! Que de tristes réflexions m’assiègent ! Que de traverses mes craintes me font prévoir ! Ô Julie, que c’est un fatal présent du Ciel qu’une âme sensible ! Celui qui l’a reçu doit s’attendre à n’avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l’air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l’air couvert ou serein règleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d’absurdes maximes un obstacle invincible aux justes vœux de son cœur. Les hommes le puniront d’avoir des sentiments droits de chaque chose, et d’en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il suffirait pour faire sa propre misère, en se livrant indiscrètement aux attraits divins de l’honnête et du beau, tandis que les pesantes chaînes de la nécessité l’attachent à l’ignominie. Il cherchera la félicité suprême sans se souvenir qu’il est homme : son cœur et sa raison seront incessamment en guerre, et des désirs sans bornes lui prépareront d’éternelles privations.
Telle est la situation cruelle où me plongent, le sort qui m’accable
, et mes sentiments
qui m’élèvent, et ton père qui me méprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans
toi, beauté fatale ! Je n’aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon
âme et de bassesse dans ma fortune : j’aurais vécu tranquille et serais mort content, sans daigner
remarquer quel rang j’avais occupé sur la terre : mais
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t’avoir vue et ne pouvoir te posséder, t’adorer et n’être qu’un homme ! être aimé et ne pouvoir être heureux ! Habiter les mêmes lieux et ne pouvoir vivre ensemble ! Ô Julie à qui je ne puis renoncer ! Ô destinée que je ne puis vaincre ! Quels combats affreux vous excités en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon impuissance !
Quel effet bizarre et inconcevable ! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensées funestes. Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie ; il est triste et horrible ; il en est plus conforme à l’état de mon âme, et je n’en habiterais pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte, et environne mon habitation que l’hiver rend encore plus affreuse. Ah ! Je le sens, ma Julie, s’il fallait renoncer à vous, il n’y aurait plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison.
Dans les violents transports qui m’agitent je ne saurais demeurer en place ; je cours, je
monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers ; je parcours à grands pas tous les environs, et
trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au dedans de moi. On n’aperçoit plus de
verdure, l’herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard [Vent du nord-est.] et la
froide bise
entassent la neige et les glaces, et toute la nature est morte à mes yeux, comme
l’espérance au fond de mon cœur.
Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se portèrent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure ; mais l’extrême éloignement les rendit vains, et je m’aperçus que mon imagination donnait le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le curé emprunter un télescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin et n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j’allume servent avec mes courses à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce
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lieu sauvage que j’y porte même de l’encre et du papier, et j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.
C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant achève de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce monde. C’est de là qu’à travers les airs et les murs, il ose en secret pénétrer jusques dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore ; tes regards tendres raniment son cœur mourant ; il entend le son de ta douce voix ; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu’il éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d’une âme agitée qui s’égare dans ses désirs ! Bientôt forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans le détail de ton innocente vie ; je suis de loin les diverses occupations de ta journée, et je me les représente dans les temps et les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin. Toujours je te vois vaquer à des soins qui te rendent plus estimable, et mon cœur s’attendrit avec délices sur l’inépuisable bonté du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d’un paisible sommeil, son teint a la fraîcheur de la rose, son âme jouit d’une douce paix ; elle offre à celui dont elle tient l’être un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe à présent chez sa mère ; les tendres affections de son cœur s’épanchent avec les auteurs de ses jours, elle les soulage dans le détail des soins de la maison, elle fait peut-être la paix d’un domestique imprudent, elle lui fait peut-être une exhortation secrète, elle demande peut-être une grâce pour un autre. Dans un autre temps ; elle s’occupe sans ennui des travaux de son sexe, elle orne son âme de connaissances utiles, elle ajoute à son goût exquis les agréments des beaux arts, et ceux de la danse à sa légèreté naturelle. Tantôt je vois une élégante et simple parure orner des charmes qui n’en ont pas besoin ; ici je la vois consulter un pasteur vénérable sur la peine ignorée d’une famille indigente, là, secourir ou consoler la triste veuve et l’orphelin délaissé. Tantôt elle charme une honnête société par ses discours sensés et modestes ; tantôt en riant avec ses compagnes elle ramène une jeunesse folâtre au ton de la sagesse et des bonnes mœurs : quelques moments, ah pardonne ! J’ose te voir même t’occuper de moi ; je vois tes yeux attendris parcourir une de mes lettres ; je lis dans leur douce langueur que c’est à ton amant fortuné que s’adressent les lignes que tu traces,
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je vois que c’est de lui que tu parles à ta Cousine avec une si tendre émotion. Ô Julie ! ô Julie !
Et nous ne serions pas unis ? Et nos jours ne couleraient pas ensemble ? et nous pourrions être
séparés pour toujours ? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon esprit ! En un
instant elle change tout mon attendrissement en fureur ; la rage me fait courir de caverne en
caverne, des gémissements et des cris m’échappent malgré moi ; je rugis comme une lionne
irritée
; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi, et il n’y a rien, non rien que je ne fasse
pour te posséder ou mourir.
J’en étais ici de ma lettre, et je n’attendais qu’une occasion sûre pour vous l’envoyer,
quand j’ai reçu de Sion la dernière que vous m’y avez écrite. Que la tristesse qu’elle respire a
charmé la mienne ! Que j’y ai vu un frappant exemple de ce que vous me disiez de l’accord de
nos âmes dans des lieux éloignés
! Votre affliction je l’avoue, est plus patiente, la mienne est
plus emportée ; mais il faut bien que le même sentiment prenne la teinture des caractères qui
l’éprouvent, et il est bien naturel que les plus grandes pertes causent les plus grandes douleurs.
Que dis-je, des pertes ? Eh ! Qui les pourrait supporter ? Non, connaissez-le enfin, ma Julie, un
éternel arrêt du Ciel nous destina l’un pour l’autre ; c’est la première loi qu’il faut écouter ; c’est
le premier soin de la vie de s’unir à qui doit nous la rendre douce. Je le vois, j’en gémis, tu
t’égares dans tes vains projets ; tu veux forcer des barrières insurmontables et négliges les seuls
moyens possibles ; l’enthousiasme de l’honnêteté t’ôte la raison, et ta vertu n’est plus qu’un
délire.
Ah ! Si tu pouvais rester toujours jeune et brillante comme à présent, je ne demanderais
au Ciel que de te savoir éternellement heureuse, te voir tous les ans de ma vie une fois, une seule
fois ; et passer le reste de mes jours à contempler de loin ton asile, à t’adorer parmi ces rochers.
Mais hélas ! Vois la rapidité de cet astre qui jamais n’arrête ; il vole et le temps fuit, l’occasion
s’échappe, ta beauté, ta beauté même aura son terme, elle doit décliner et périr un jour comme
une fleur qui tombe sans avoir été cueillie
; et moi cependant, je gémis, je souffre, ma jeunesse
s’use dans les larmes, et se flétrit dans la douleur. Pense, pense, Julie, que nous comptons déjà
des années perdues pour le plaisir. Pense qu’elles ne reviendront
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jamais ; qu’il en sera de même de celles qui nous restent si nous les laissons échapper encore. Ô amante aveuglée ! Tu cherches un chimérique bonheur pour un temps où nous ne serons plus ; tu regardes un avenir éloigné, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d’amour et de peines, se fondent et coulent comme l’eau. Reviens, il en est temps encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse-là tes projets et sois heureuse. Viens, ô mon âme, dans les bras de ton Ami, réunir les deux moitiés de notre être : viens à la face du Ciel guide de notre fuite et témoin de nos serments jurer de vivre et mourir l’un à l’autre. Ce n’est pas toi, je le sais, qu’il faut rassurer contre la crainte de l’indigence. Soyons heureux et pauvres, ah quels trésors nous aurons acquis ! Mais ne faisons point cet affront à l’humanité, de croire qu’il ne restera pas sur la terre entière un asile à deux amants infortunés. J’ai des bras, je suis robuste ; le pain gagné par mon travail te paraîtra plus délicieux que les mets des festins. Un repas apprêté par l’amour peut-il jamais être insipide ? Ah, tendre et chère amante, dussions-nous n’être heureux qu’un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goûté le bonheur ?
Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, ô Julie ! Vous connaissez l’antique usage du rocher de
Leucate, dernier refuge de tant d’amants malheureux
. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards.
La roche est escarpée, l’eau est profonde, et je suis au désespoir.
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LETTRE XXXII.
RÉPONSE.
Il fut un temps, mon aimable Ami, où nos Lettres étaient faciles et charmantes ; le sentiment qui les dictait coulait avec une élégante simplicité ; il n’avait besoin ni d’art ni de coloris, et sa pureté faisait toute sa parure. Cet heureux temps n’est plus : hélas ! Il ne peut revenir ; et pour premier effet d’un changement si cruel, nos cœurs ont déjà cessé de s’entendre.
Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pénétré la source ; tu veux me consoler par de vains discours, et quand tu penses m’abuser, c’est toi, mon Ami, qui t’abuses. Crois-moi, crois en le cœur tendre de ta Julie ; mon regret est bien moins d’avoir donné trop à l’amour que de l’avoir privé de son plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu s’est évanoui comme un songe : nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les épurant ; nous avons recherché le plaisir et le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces moments délicieux où nos cœurs s’unissaient d’autant mieux que nous nous respections davantage, où la passion tirait de son propre excès la force de se vaincre elle-même, où l’innocence nous consolait de la contrainte, où les hommages rendus à l’honneur tournaient tous au profit de l’amour. Compare un état si charmant à notre situation présente : que d’agitations ! Que d’effroi ! que de mortelles alarmes ! Que de sentiments immodérés ont perdu leur première douceur. Qu’est devenu ce zèle de sagesse et d’honnêteté dont l’amour animait toutes les actions de notre vie, et qui rendait à son tour l’amour plus délicieux ? Notre jouissance était paisible et durable ; nous n’avons plus que des transports : ce bonheur insensé ressemble à des accès de fureur plus qu’à de tendres caresses. Un feu pur et sacré brûlait dans nos cœurs ; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires ; trop heureux si l’amour jaloux daigne présider encore, à des plaisirs que le plus vil mortel peut goûter sans lui.
Voilà, mon ami, les pertes qui nous sont communes
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et que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n’ajoute rien sur les miennes, ton cœur est fait pour les sentir. Vois ma honte, et gémis si tu sais aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. Ô toi qui les fais couler, crains d’attenter à de si justes douleurs ; tout mon espoir est de les rendre éternelles ; le pire de mes maux serait d’en être consolée, et c’est le dernier degré de l’opprobre de perdre avec l’innocence le sentiment qui nous la fait aimer.
Je connais mon sort, j’en sens l’horreur, et cependant il me reste une consolation dans
mon désespoir, elle est unique, mais elle est douce. C’est de toi que je l’attends, mon aimable
Ami. Depuis que je n’ose plus porter mes regards sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir
sur celui que j’aime. Je te rends tout ce que tu m’ôtes de ma propre estime, et tu ne m’en deviens
que plus cher en me forçant à me haïr. L’amour, cet amour fatal qui me perd te donne un
nouveau prix ; tu t’élèves quand je me dégrade ; ton âme semble avoir profité de tout
l’avilissement de la mienne. Sois donc désormais mon unique espoir, c’est à toi de justifier s’il se
peut ma faute ; couvre-la de l’honnêteté de tes sentiments ; que ton mérite efface ma honte ;
rends excusable à force de vertus la perte de celles que tu me coûtes
. Sois tout mon être, à
présent que je ne suis plus rien. Le seul honneur qui me reste est tout en toi, et tant que tu seras
digne de respect, je ne serai pas tout à fait méprisable.
Quelque regret que j’aie au retour de ma santé, je ne saurais le dissimuler plus longtemps. Mon visage démentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hâte toi donc, avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus. Je vois clairement que ma mère a conçu des soupçons et qu’elle nous observe. Mon père n’en est pas là, je l’avoue : ce fier gentilhomme n’imagine pas même qu’un roturier puisse être amoureux de sa fille ; mais enfin, tu sais ses résolutions ; il te préviendra si tu ne le préviens, et pour avoir voulu te conserver le même accès dans notre maison, tu t’en banniras tout à fait. Crois-moi, parle à ma mère tandis qu’il en est encore temps. Feins des affaires qui t’empêchent de continuer à m’instruire, et renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelques
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fois : car si l’on te ferme la porte tu ne peux plus t’y présenter ; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et avec un peu d’adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite, sans qu’on l’aperçoive ou qu’on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j’imagine d’avoir d’autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l’inséparable Cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amants qu’elle n’eût point dû quitter.
LETTRE LV.
À JULIE.
Ô mourons, ma douce Amie ! mourons, la bien aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices ?
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Explique-moi, si tu le peux, ce que j’ai senti dans cette nuit inconcevable ; donne-moi l’idée d’une vie ainsi passée, ou laisse m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’éprouver avec toi. J’avais goûté le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah, je n’avais senti qu’un vain songe et n’imaginais que le bonheur d’un enfant ! Mes sens abusaient mon âme grossière ; je ne cherchais qu’en eux le bien suprême, et j’ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n’étaient que le commencement des miens. Ô chef-d’œuvre unique de la nature ! Divine Julie ! Possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour suffisent à peine ! Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus : ah non ; retire, s’il le faut, ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies ; mais rend-moi tout ce qui n’était point elles, et les effaçait mille fois. Rend-moi cette étroite union des âmes, que tu m’avais annoncée et que tu m’as si bien fait goûter. Rend-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos cœurs ; rend-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein ; rend-moi ce réveil plus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, et ces douces larmes, et ces baisers qu’une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gémissements si tendres, durant lesquels tu pressais sur ton cœur ce cœur fait pour s’unir à lui.
Dis-moi, Julie, toi qui d’après ta propre sensibilité sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fût véritablement de l’amour ? Mes sentiments, n’en doute pas, ont depuis hier changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entière que nous passâmes à parler paisiblement de notre amour et de cet avenir si obscur et redoutable, par qui le présent nous était encore plus sensible ; de cette heure, hélas, trop courte dont une légère empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants ? J’étais tranquille, et pourtant j’étais près de toi ; je t’adorais et ne désirais rien. Je n’imaginais pas même une autre félicité, que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes sens ! Quelle volupté pure, continue, universelle ! Le charme de la jouissance était dans l’âme ; il n’en sortait plus ; il durait toujours.
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Quelle différence des fureurs de l’amour à une situation si paisible ! C’est la première fois de mes jours que je l’ai éprouvée auprès de toi ; et cependant, juge du changement étrange que j’éprouve ; c’est de toutes les heures de ma vie, celle qui m’est la plus chère, et la seule que j’aurais voulu prolonger éternellement [Femme trop facile, voulez-vous savoir si vous êtes aimée ? examinez votre amant sortant de vos bras. Ô amour ! Si je regrette l’âge où l’on te goûte, ce n’est pas pour l’heure de la jouissance ; c’est pour l’heure qui la suit.]. Julie, dis-moi donc si je ne t’aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus ?
Si je ne t’aime plus ? Quel doute ! Ai-je donc cessé d’exister, et ma vie n’est-elle pas plus dans ton cœur que dans le mien ? Je sens, je sens que tu m’es mille fois plus chère que jamais, et j’ai trouvé dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J’ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de différentes espèces ; sans s’affaiblir ils se sont multipliés ; les douceurs de l’amitié tempèrent les emportements de l’amour, et j’imagine à peine quelque sorte d’attachement qui ne m’unisse pas à toi. Ô ma charmante maîtresse, ô mon épouse, ma sœur, ma douce amie ! Que j’aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au cœur de l’homme !
Il faut que je t’avoue un soupçon que j’ai conçu dans la honte et l’humiliation de moi-même ; c’est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c’est bien toi qui fais ma vie et mon être ; je t’adore bien de toutes les facultés de mon âme ; mais la tienne est plus aimante, l’amour l’a plus profondément pénétrée ; on le voit, on le sent ; c’est lui qui anime tes grâces, qui règne dans tes discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accents si touchants ; c’est lui, qui par ta seule présence communique aux autres cœurs sans qu’ils s’en aperçoivent la tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant qui se suffit à lui-même ! Je veux jouir, et tu veux aimer ; j’ai des transports et toi de la passion ; tous mes emportements ne valent pas ta délicieuse langueur, et le sentiment dont ton cœur se nourrit est la seule félicité suprême. Ce n’est que d’hier seulement
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que j’ai goûté cette volupté si pure. Tu m’as laissé quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu’avec ta douce haleine tu m’inspirais une âme nouvelle. Hâte toi, je t’en conjure, d’achever ton ouvrage. Prend de la mienne tout ce qui m’en reste et mets tout à fait la tienne à la place. Non, beauté d’ange, âme céleste ; il n’y a que des sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits. Toi seule es digne d’inspirer un parfait amour, toi seule es propre à le sentir. Ah donne moi ton cœur, ma Julie, pour t’aimer comme tu le mérites !
LETTRE LXIII.
DE JULIE À CLAIRE.
Tout ce que tu avais prévu, ma chère, est arrivé. Hier une heure après notre retour, mon père entra dans la chambre de ma mère, les yeux étincelants, le visage enflammé ; dans un état en un mot où je ne l’avais jamais vu. Je compris d’abord qu’il venait d’avoir querelle ou qu’il allait la chercher, et ma conscience agitée me fit trembler d’avance.
Il commença par apostropher vivement mais en général les mères de famille qui appellent indiscrètement chez elles de jeunes gens sans état et sans nom, dont le commerce n’attire que honte et déshonneur à celles qui les écoutent. Ensuite voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quelque réponse d’une femme intimidée, il cita sans ménagement en exemple ce qui s’était passé dans notre maison, depuis qu’on y avait introduit un prétendu bel esprit, un diseur de riens, plus propre à corrompre une fille sage qu’à lui donner aucune bonne instruction. Ma mère, qui vit qu’elle gagnerait peu de chose à se taire, l’arrêta sur ce mot de corruption, et lui demanda ce qu’il trouvait dans la conduite ou dans la réputation de l’honnête homme dont il parlait, qui pût autoriser de pareils soupçons. Je n’ai pas cru, ajouta-t-elle, que l’esprit et le mérite fussent des titres d’exclusion dans la société. À qui donc faudrait-il ouvrir votre maison si les talents et les mœurs n’en obtiennent pas l’entrée ? à des gens sortables, madame, reprit-il en colère, qui puissent réparer l’honneur d’une fille quand ils l’ont offensé. Non, dit-elle, mais à des gens de bien qui ne l’offensent point. Apprenez, dit-il, que c’est offenser l’honneur d’une maison que d’oser en solliciter l’alliance sans titres pour l’obtenir. Loin de voir en cela, dit ma mère, une offense, je n’y vois au contraire, qu’un témoignage d’estime. D’ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable
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à votre égard. Il l’a fait, madame, et fera pis encore si je n’y mets ordre ; mais je veillerai, n’en doutez pas aux soins que vous remplissez si mal.
Alors commença une dangereuse altercation qui m’apprit que les bruits de ville dont tu parles étaient ignorés de mes parents, mais durant laquelle ton indigne Cousine eût voulu être à cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusée des mères faisant l’éloge de sa coupable fille, et la louant, hélas ! de toutes les vertus qu’elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou pour mieux dire, les plus humiliants. Figure-toi un père irrité, prodigue d’expressions offensantes, et qui dans tout son emportement n’en laisse pas échapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire et que la honte écrase en sa présence. Ô quel incroyable tourment d’une conscience avilie de se reprocher des crimes que la colère et l’indignation ne pourraient soupçonner ! Quel poids accablant et insupportable que celui d’une fausse louange, et d’une estime que le cœur rejette en secret ! Je m’en sentais tellement oppressée que pour me délivrer d’un si cruel supplice j’étais prête à tout avouer, si mon père m’en eût laissé le temps ; mais l’impétuosité de son emportement lui faisait redire cent fois les mêmes choses, et changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, éperdue, humiliée, indice de mes remords. S’il n’en tira pas la conséquence de ma faute, il en tira celle de mon amour, et pour m’en faire plus de honte, il en outragea l’objet en des termes si odieux, et si méprisants que je ne pus malgré tous mes efforts le laisser poursuivre sans l’interrompre.
Je ne sais, ma chère, où je trouvai tant de hardiesse et quel moment d’égarement me fit oublier ainsi le devoir et la modestie ; mais si j’osai sortir un instant d’un silence respectueux, j’en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. Au nom du Ciel, lui dis-je, daignez-vous apaiser ; jamais un homme digne de tant d’injures ne sera dangereux pour moi. À l’instant, mon père, qui crut sentir un reproche à travers ces mots et dont la fureur n’attendait qu’un prétexte, s’élança sur ta pauvre amie : pour la première fois de ma vie, je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul, et se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu’il lui avait coûté, il me maltraita
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sans ménagement, quoique ma mère se fut jetée entre deux, m’eût couverte de son corps, et eût reçu quelques-uns des coups qui m’étaient portés. En reculant pour les éviter je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d’une table qui me fit saigner.
Ici finit le triomphe de la colère et commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mère l’émurent. Il me releva avec un air d’inquiétude et d’empressement, et m’ayant assise sur une chaise, ils recherchèrent tous deux avec soin, si je n’étais point blessée. Je n’avais qu’une légère contusion au front et ne saignais que du nés. Cependant, je vis au changement d’air et de voix de mon père qu’il était mécontent de ce qu’il venait de faire. Il ne revint point à moi par des caresses, la dignité paternelle ne souffrait pas un changement si brusque ; mais il revint à ma mère avec de tendres excuses, et je voyais si bien, aux regards qu’il jetait furtivement sur moi, que la moitié de tout cela m’était indirectement adressée. Non, ma chère, il n’y a point de confusion si touchante que celle d’un tendre père qui croit s’être mis dans son tort. Le cœur d’un père sent qu’il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin de pardon.
Il était l’heure du souper ; on le fit retarder pour me donner le temps de me remettre, et mon père ne voulant pas que les domestiques fussent témoins de mon désordre m’alla chercher lui-même un verre d’eau, tandis que ma mère me bassinait le visage. Hélas, cette pauvre maman ! Déjà languissante et valétudinaire, elle se serait bien passée d’une pareille scène, et n’avait guère moins besoin de secours que moi.
À table, il ne me parla point ; mais ce silence était de honte et non de dédain ; il affectait de trouver bon chaque plat pour dire à ma mère de m’en servir, et ce qui me toucha le plus sensiblement, fut de m’apercevoir qu’il cherchait les occasions de nommer sa fille, et non pas Julie comme à l’ordinaire.
Après le souper, l’air se trouva si froid que ma mère fit faire du feu dans sa chambre. Elle s’assit à l’un des coins de la cheminée et mon père à l’autre. J’allais prendre une chaise pour me placer entre eux, quand m’arrêtant par ma robe et me tirant à lui sans rien dire, il m’assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement,
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et par une sorte de mouvement si involontaire, qu’il en eut une espèce de repentir le moment d’après. Cependant j’étais sur ses genoux, il ne pouvait plus s’en dédire, et ce qu’il y avait de pis pour la contenance, il fallait me tenir embrassée dans cette gênante attitude. Tout cela se faisait en silence ; mais je sentais de temps en temps ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte empêchait ces bras paternels de se livrer à ces douces étreintes ; une certaine gravité qu’on n’osait quitter ; une certaine confusion qu’on n’osait vaincre mettaient entre un père et sa fille ce charmant embarras que la pudeur et l’amour donnent aux amants ; tandis qu’une tendre mère, transportée d’aise, dévorait en secret un si doux spectacle. Je voyais, je sentais tout cela, mon ange, et ne pus tenir plus longtemps à l’attendrissement qui me gagnait. Je feignis de glisser ; je jetai pour me retenir un bras au cou de mon père ; je penchai mon visage sur son visage vénérable, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes. Je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu’il était lui-même soulagé d’une grande peine ; ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie !
Ce matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m’ayant retenue au lit un peu tard, mon père est entré dans ma chambre avant que je fusse levée ; il s’est assis à côté de mon lit en s’informant tendrement de ma santé ; il a pris une de mes mains dans les siennes, il s’est abaissé jusqu’à les baiser plusieurs fois en m’appelant sa chère fille, et me témoignant du regret de son emportement. Pour moi, je lui ai dit, et je le pense, que je serais trop heureuse d’être battue tous les jours au même prix, et qu’il n’y a point de traitement si rude qu’une seule de ses caresses n’efface au fond de mon cœur.
Après cela prenant un ton plus grave, il m’a remise sur le sujet d’hier et m’a signifié sa volonté en termes honnêtes, mais précis. Vous savez, m’a-t-il dit à qui je vous destine, je vous l’ai déclaré dès mon arrivée, et ne changerai jamais d’intention sur ce point. Quant à l’homme dont m’a parlé Milord Édouard, quoique je ne lui dispute point le mérite que tout le monde lui trouve, je ne sais s’il a conçu de lui-même le ridicule espoir de
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s’allier à moi, ou si quelqu’un a pu le lui inspirer ; mais quand je n’aurais personne en vue et qu’il aurait toutes les guinées de l’Angleterre, soyez sûre que je n’accepterais jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir et de lui parler de votre vie, et cela, autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d’inclination pour lui, je le hais sur tout à présent pour les excès qu’il m’a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalité.
À ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, et, presque avec le même air de sévérité qu’il venait de se reprocher. Ah, ma Cousine, quels monstres d’enfer sont ces préjugés, qui dépravent les meilleurs cœurs, et font taire à chaque instant la nature ?
Voilà, ma Claire, comment s’est passée l’explication que tu avais prévue, et dont je n’ai pu comprendre la cause jusqu’à ce que ta lettre me l’ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle révolution s’est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée. Il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l’heureux temps où je vivais tranquille et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute, avec celui des biens qu’elle m’a fait perdre. Dis, cruelle ! Dis-le moi si tu l’oses, le temps de l’amour serait-il passé et faut-il ne se plus revoir ? Ah, sens-tu bien tout ce qu’il y a de sombre et d’horrible dans cette funeste idée ? Cependant l’ordre de mon père est précis, le danger de mon amant est certain ! Sais-tu ce qui résulte en moi de tant de mouvements opposés qui s’entre-détruisent ? Une sorte de stupidité qui me rend l’âme presque insensible, et ne me laisse l’usage ni des passions ni de la raison. Le moment est critique, tu me l’as dit et je le sens ; cependant, je ne fus jamais moins en état de me conduire. J’ai voulu tenter vingt fois d’écrire à celui que j’aime : je suis prête à m’évanouir à chaque ligne et n’en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie, daigne penser, parler, agir pour moi ; je remets mon sort en tes mains ; quelque parti que tu prennes je confirme d’avance tout ce que tu feras ; je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l’amour m’a vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même ; donne-moi la mort s’il faut que je meure, mais ne me force pas à me percer le cœur de ma propre main.
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Ô mon ange ! Ma protectrice ! Quel horrible emploi je te laisse ! Auras-tu le courage de l’exercer ? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie ? Hélas ! Ce n’est pas mon cœur seul qu’il faut déchirer. Claire, tu le sais, tu le sais, comment je suis aimée ! Je n’ai pas même la consolation d’être la plus à plaindre. De grâce ! Fais parler mon cœur par ta bouche ; pénètre le tien de la tendre commisération de l’amour ; console un infortuné ! Dis-lui cent fois........ Ah, dis-lui....... ne crois-tu pas, chère amie, que malgré tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le Ciel nous a faits l’un pour l’autre ? Oui, oui, j’en suis sûre ; il nous destine à être unis. Il m’est impossible de perdre cette idée ; il m’est impossible de renoncer à l’espoir qui la suit. Dis-lui qu’il se garde lui-même du découragement et du désespoir. Ne t’amuse point à lui demander en mon nom amour et fidélité ; encore moins à lui en promettre autant de ma part. L’assurance n’en est-elle pas au fond de nos âmes ? Ne sentons nous pas qu’elles sont indivisibles, et que nous n’en avons plus qu’une à nous deux ? Dis-lui donc seulement qu’il espère ; et que si le sort nous poursuit, il se fie au moins à l’amour : car, je le sens, ma Cousine, il guérira de manière ou d’autre les maux qu’il nous cause, et quoi que le Ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas longtemps séparés.
P. S. Après ma Lettre écrite, j’ai passé dans la chambre de ma mère, et je m’y suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit. Je m’aperçois même...... je crains...... ah, ma chère ! je crains bien que ma chute d’hier n’ait quelque suite plus funeste que je n’avais pensé. Ainsi tout est fini pour moi ; toutes mes espérances m’abandonnent en même temps.
IIIe partie
LETTRE XVII.
DE Mme D’ORBE.
Votre amante n’est plus, mais j’ai retrouvé mon amie, et vous en avez acquis une dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous n’avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre heureux l’honnête homme qui vient d’unir son sort au sien. Après tant d’imprudences, rendez grâce au Ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l’ignominie, et vous du regret de l’avoir déshonorée. Respectez son nouvel état ; ne lui écrivez point, elle vous en prie. Attendez qu’elle vous écrive ; c’est ce qu’elle fera dans peu. Voici le temps où je vais connaître si vous méritez l’estime que j’eus pour vous, et si votre cœur est sensible à une amitié pure et sans intérêt.
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LETTRE XVIII.
DE JULIE.
Vous
êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon cœur, qu’il ne
saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut
s’épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami ; recueillez dans votre sein les longs
discours de l’amitié ; si quelquefois elle rend diffus l’ami qui parle, elle rend toujours patient
l’ami qui écoute.
Liée au sort d’un époux, ou plutôt aux volontés d’un père par une chaîne indissoluble, j’entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu’à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte ; il ne nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher. Peut-être y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste ; peut-être y trouverez-vous des lumières pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d’obscur à vos yeux. Au moins en considérant ce que nous fûmes l’un à l’autre, nos cœurs n’en sentiront que mieux ce qu’ils se doivent jusqu’à la fin de nos jours.
Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la première fois
. Vous étiez jeune, bien fait,
aimable ; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux et mieux faits que vous ; aucun ne m’a
donné la moindre émotion, et mon cœur fut à vous dès la première vue. [M. Richardson se
moque beaucoup de ces attachements nés de la première vue et fondés sur des conformités
indéfinissables
. C’est fort bien fait de s’en moquer ; mais comme il n’en existe pourtant que
trop de cette espèce, au lieu de s’amuser à les nier, ne ferait-on pas mieux de nous apprendre à les
vaincre ?] Je crus voir sur votre visage les traits de l’âme qu’il fallait à la mienne. Il me sembla
que mes sens ne servaient que d’organe à des sentiments plus nobles ; et j’aimai dans vous,
moins ce que j’y voyais que ce que je croyais sentir en moi-même. Il n’y a pas deux mois que je
pensais encore ne m’être pas trompée ; l’aveugle amour, me disais-je, avait raison ; nous étions
faits l’un pour l’autre ; je serais à lui si l’ordre humain n’eût troublé les rapports de la nature, et
s’il était
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permis à quelqu’un d’être heureux, nous aurions dû l’être ensemble.
Mes sentiments nous furent communs ; ils m’auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L’amour que j’ai connu ne peut naître que d’une convenance réciproque et d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé ; du moins on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux ne sont fondées que sur les sens, si quelques-unes pénètrent jusqu’à l’âme c’est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s’éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du cœur, et dure autant que les rapports qui l’ont fait naître [Quand ces rapports sont chimériques, il dure autant que l’illusion qui nous les fait imaginer.]. Tel fut le nôtre en commençant ; tel il sera, j’espère, jusqu’à la fin de nos jours, quand nous l’aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que j’étais aimée et que je devais l’être. La bouche était muette ; le regard était contraint ; mais le cœur se faisait entendre : nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, et dit tout ce qu’il n’ose exprimer.
Je sentis mon cœur et me jugeai perdue à votre premier mot. J’aperçus la gêne de votre réserve ; j’approuvai ce respect, je vous en aimai davantage ; je cherchais à vous dédommager d’un silence pénible et nécessaire, sans qu’il en coûtât à mon innocence ; je forçai mon naturel, j’imitai ma Cousine ; je devins badine et folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves et faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre état présent que la crainte d’en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal ; on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j’étais, j’accélérai ma perte au lieu de la prévenir, j’employai du poison pour palliatif, et ce qui devait vous faire taire fut précisément ce qui vous fit parler. J’eus beau par une froideur affectée vous tenir éloigné dans le tête-à-tête ; cette contrainte même me trahit : vous écrivîtes. Au lieu de jeter au feu votre première lettre, ou de la porter à ma mère, j’osai l’ouvrir. Ce
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fut là mon crime, et tout le reste fut forcé. Je voulus m’empêcher de répondre à ces lettres
funestes que je ne pouvais m’empêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma santé. Je vis l’abîme
où j’allais me précipiter. J’eus horreur de moi-même, et ne pus me résoudre à vous laisser partir.
Je tombai dans une sorte de désespoir ; j’aurais mieux aimé que vous ne fussiez plus que de
n’être point à moi : j’en vins jusqu’à souhaiter votre mort, jusqu’à vous la demander
. Le Ciel a
vu mon cœur ; cet effort doit racheter quelques fautes.
Vous voyant prêt à m’obéir, il fallut parler. J’avais reçu de la Chaillot des leçons qui ne
me firent que mieux connaître les dangers de cet aveu. L’amour qui me l’arrachait m’apprit à en
éluder l’effet. Vous fûtes mon dernier refuge ; j’eus assez de confiance en vous pour vous armer
contre ma faiblesse, je vous crus digne de me sauver de moi-même et je vous rendis justice. En
vous voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passion ne m’aveuglait point sur les
vertus qu’elle me faisait trouver en vous. Je m’y livrais avec d’autant plus de sécurité qu’il me
sembla que nos cœurs se suffisaient l’un à l’autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des
sentiments honnêtes, je goûtais sans précaution les charmes d’une douce familiarité. Hélas ! Je ne
voyais pas que le mal s’invétérait par ma négligence, et que l’habitude était plus dangereuse que
l’amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne ; dans
l’innocence de mes désirs je pensais encourager en vous la vertu même, par les tendres caresses
de l’amitié. J’appris dans le bosquet de Clarens que j’avais trop compté sur moi, et qu’il ne faut
rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose
. Un instant, un seul instant
embrasa les miens d’un feu que rien ne put éteindre, et si ma volonté résistait encore, dès lors
mon cœur fut corrompu.
Vous partagiez mon égarement ; votre lettre me fit trembler
. Le péril était double : pour
me garantir de vous et de moi, il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu
mourante ; en fuyant vous achevâtes de vaincre ; et sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur
m’ôta le peu de force qui me restait pour vous résister.
Mon père en quittant le service avait amené chez lui M. de Wolmar ; la vie qu’il lui devait et une liaison de
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vingt ans lui rendaient cet ami si cher qu’il ne pouvait se séparer de lui. M. de Wolmar avançait
en âge et quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convînt.
Mon père lui avait parlé de sa fille en homme qui souhaitait de se faire un gendre de son ami ; il
fut question de la voir, et c’est dans ce dessein qu’ils firent le voyage ensemble. Mon destin
voulut que je plusse à M. de Wolmar qui n’avait jamais rien aimé. Ils se donnèrent secrètement
leur parole, et M. de Wolmar ayant beaucoup d’affaires à régler dans une cour du Nord
où
étaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel.
Après son départ, mon père nous déclara à ma mère et à moi qu’il me l’avait destiné pour époux,
et m’ordonna d’un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa
main. Ma mère, qui n’avait que trop remarqué le penchant de mon cœur, et qui se sentait pour
vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d’ébranler cette résolution ; sans oser vous
proposer, elle parlait de manière à donner à mon père de la considération pour vous et le désir de
vous connaître ; mais la qualité qui vous manquait
le rendit insensible à toutes celles que vous
possédiez, et s’il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prétendait qu’elle seule
pouvait les faire valoir.
L’impossibilité d’être heureuse irrita des feux qu’elle eût du éteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines ; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu’il me fût resté quelque espoir d’être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi ; il m’en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais, et la seule idée d’un combat éternel m’ôta le courage de vaincre.
La tristesse et l’amour consumaient mon cœur ; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celle que vous m’écrivîtes de Meillerie y mit le comble ; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas ! c’est toujours l’âme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m’osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L’infortune de mes jours était assurée, l’inévitable choix qui me restait à faire était d’y joindre celle de mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative ; les forces de
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la nature ont un terme ; tant d’agitations épuisèrent les miennes. Je souhaitai d’être délivrée de la
vie. Le Ciel parut avoir pitié de moi ; mais la cruelle mort m’épargna pour me perdre. Je vous
vis, je fus guérie, et je péris
.
Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n’avais jamais espéré l’y trouver. Je sentais que mon cœur était fait pour la vertu et qu’il ne pouvait être heureux sans elle ; je succombai par faiblesse et non par erreur ; je n’eus pas même l’excuse de l’aveuglement. Il ne me restait aucun espoir ; je ne pouvais plus qu’être infortunée. L’innocence et l’amour m’étaient également nécessaires, ne pouvant les conserver ensemble et voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix et me perdis pour vous sauver.
Mais il n’est pas si facile qu’on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps
ceux qui l’abandonnent, et ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier
supplice du méchant, qui les aime encore et n’en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je
ne pus échapper aux remords qui m’attendaient ; l’honnêteté me fut chère, même après l’avoir
perdue ; ma honte pour être secrète ne m’en fut pas moins amère, et quand tout l’univers en eût
été témoin je ne l’aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui
craint la cangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l’espoir d’en guérir
.
Cependant cet état d’opprobre m’était odieux. À force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m’arriva ce qu’il arrive à toute âme honnête qui s’égare et qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir ; j’espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer, et j’osai former le projet de contraindre mon Père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au Ciel comme le gage de mon retour à la vertu et de notre bonheur commun : Je le désirais comme un autre à ma place aurait pu le craindre, le tendre amour tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l’effet que j’en attendais, et faisait d’une si chère attente le charme et l’espoir de ma vie.
Sitôt que j’aurais porté des marques sensibles de mon état, j’avais résolu d’en faire en présence de toute ma
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famille une déclaration publique à M. Perret
. [Pasteur du lieu.] Je suis timide il est vrai ; je
sentais tout ce qu’il m’en devait coûter, mais l’honneur même animait mon courage, et j’aimais
mieux supporter une fois la confusion que j’avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au
fond de mon cœur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant ; cette alternative
n’avait rien d’effrayant pour moi, et, de manière ou d’autre, j’envisageais dans cette démarche la
fin de tous mes malheurs.
Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober et que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous ; sans compter qu’il ne fallait pas armer d’un nouveau prétexte votre indiscrète importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais bien que vous n’auriez jamais consenti à m’abandonner dans un danger pareil, s’il vous eût été connu.
Hélas, je fus encore abusée par une si douce espérance ! Le Ciel rejeta des projets conçus dans le crime ; je ne méritais pas l’honneur d’être mère ; mon attente resta toujours vaine, et il me fut refusé d’expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j’en conçus, l’imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voilait d’une si douce excuse : je m’en prenais à moi du mauvais succès de mes vœux, et mon cœur abusé par ses désirs ne voyait dans l’ardeur de les contenter, que le soin de les rendre un jour légitimes.
Je les crus un instant accomplis ; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l’amour exaucé par la nature, n’en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su [Ceci suppose d’autres lettres que nous n’avons pas.] quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m’arriva précisément dans le temps de notre séparation ; comme si le Ciel eût voulu m’accabler alors de tous les maux que j’avais mérités, et couper à la fois tous les liens qui pouvaient nous unir.
Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs ; je reconnus, mais trop tard, les chimères qui
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m’avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l’étais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l’être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir, qu’il m’était impossible d’éteindre. Tourmentée de mille vains regrets je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu’inutiles ; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m’occuper de vous. Je n’avais plus d’honneur que le vôtre, plus d’espérance qu’en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.
L’amour ne m’aveuglait point sur vos défauts mais il me les rendait chers, et telle était
son illusion que je vous aurais moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connaissais votre
cœur, vos emportements ; je savais qu’avec plus de courage que moi vous aviez moins de
patience, et que les maux dont mon âme était accablée mettraient la vôtre au désespoir. C’est par
cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon père, et à notre
séparation, voulant profiter du zèle de Milord Édouard pour votre fortune, et vous en inspirer un
pareil à vous même, je vous flattai d’un espoir que je n’avais pas. Je fis plus ; connaissant le
danger qui nous menaçait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir, et vous
engageant avec ma parole ma liberté autant qu’il m’était possible, je tâchai d’inspirer à vous de la
confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n’osasse enfreindre et qui pût vous
tranquilliser
. C’était un devoir puéril, j’en conviens, et cependant je ne m’en serais jamais
départie. La vertu est si nécessaire à nos cœurs, que quand on a une fois abandonné la véritable,
on s’en fait ensuite une à sa mode, et l’on y tient plus fortement, peut-être parce qu’elle est de
notre choix.
Je ne vous dirai point combien j’éprouvai d’agitations depuis votre éloignement. La pire de toutes était la crainte d’être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisait trembler ; votre manière d’y vivre augmentait mon effroi : je croyais déjà vous voir avilir jusqu’à n’être plus qu’un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m’était plus cruelle que tous mes maux ; j’aurais mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable ; après tant de peines auxquelles j’étais accoutumée, votre déshonneur était la seule que je ne pouvais supporter.
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Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à confirmer ; et je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d’une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m’a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu’un pareil aveu devait vous coûter, quand même j’aurais cessé de vous être chère ; je vis que l’amour vainqueur de la honte avait pu seul vous l’arracher. Je jugeai qu’un cœur si sincère était incapable d’une infidélité cachée ; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, et me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie.
Mon ami, je n’en fus pas plus heureuse ; pour un tourment de moins, sans cesse il en
renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans
l’égarement de son cœur un repos qu’on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je
pleurais en secret la meilleure des mères qu’une langueur mortelle consumait insensiblement.
Babi à qui le fatal effet de ma chute m’avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos
amours et mes fautes. À peine eus-je retiré vos lettres de chez ma Cousine, qu’elles furent
surprises. Le témoignage était convaincant ; la tristesse acheva d’ôter à ma mère le peu de forces
que son mal lui avait laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m’exposer à la mort
que je méritais
, elle voilà ma honte, et se contenta d’en gémir : vous même qui l’aviez si
cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l’effet que produisit votre lettre
sur son cœur tendre et compatissant. Hélas ! Elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus
d’une fois.... que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte ? Le Ciel en avait autrement
ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n’avoir pu fléchir un époux sévère, et de
laisser une fille si peu digne d’elle.
Accablée d’une si cruelle perte, mon âme n’eut plus de force que pour la sentir ; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une espèce d’horreur la cause de tant de maux ; je voulus étouffer enfin l’odieuse passion qui me les avait attirés et renoncer à vous pour jamais. Il le fallait, sans doute ; n’avais-je pas
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assez de quoi pleurer le reste de ma vie, sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes ? Tout semblait favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l’âme, une profonde affliction l’endurcit. Le souvenir de ma mère mourante effaçait le vôtre ; nous étions éloignés ; l’espoir m’avait abandonnée ; jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d’occuper seule tout mon cœur. Sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses semblaient l’avoir purifié ; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop tard : ce que j’avais pris pour la froideur d’un amour éteint, n’était que l’abattement du désespoir.
Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime à de plus vives
douleurs, je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père m’eut annoncé le prochain
retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l’invincible amour me rendit des forces que je croyais
n’avoir plus. Pour la première fois de ma vie j’osai résister en face à mon père. Je lui protestai
nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien ; que j’étais déterminée à mourir fille ;
qu’il était maître de ma vie, mais non pas de mon cœur
, et que rien ne me ferait changer de
volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère, ni des traitements que j’eus à souffrir. Je fus
inébranlable : ma timidité surmontée m’avait portée à l’autre extrémité, et si j’avais le ton moins
impérieux que mon père, je l’avais tout aussi résolu.
Il vit que j’avais pris mon parti, et qu’il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Un instant
je me crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds
le plus sévère des pères attendri et fondant en larmes ? Sans me permettre de me lever il me
serrait les genoux, et fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d’une voix touchante que
j’entends encore au-dedans de moi : Ma fille ! Respecte les cheveux blancs de ton malheureux
père ; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein.
Ah ! Veux-tu donner la mort à toute ta famille
?
Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée me bouleversèrent au point que je me laissai aller demi- morte entre ses bras, et ce ne fut qu’après bien des sanglots dont j’étais oppressée, que je pus lui répondre d’une voix altérée et
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faible : Ô mon père ! j’avais des armes contre vos menaces, je n’en ai point contre vos pleurs. C’est vous qui ferez mourir votre fille.
Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de longtemps nous remettre. Cependant en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu’il était plus instruit que je n’avais cru, et résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connaissances, je me préparais à lui faire au péril de ma vie un aveu trop longtemps différé, quand m’arrêtant avec vivacité, comme s’il eût prévu et craint ce que j’allais lui dire, il me parla ainsi :
« Je sais quelle fantaisie indigne d’une fille bien née vous nourrissez au fond de votre cœur. Il est temps de sacrifier au devoir et à l’honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore et que vous ne satisferez jamais qu’aux dépens de ma vie. écoutez une fois ce que l’honneur d’un père et le vôtre exigent de vous, et jugez vous vous-même.
« M. de Wolmar est un homme d’une grande naissance, distingué par toutes les qualités
qui peuvent la soutenir ; qui jouit de la considération publique et qui la mérite. Je lui dois la vie ;
vous savez les engagements que j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous apprendre encore, c’est
qu’étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s’est trouvé enveloppé dans la
dernière révolution, qu’il y a perdu ses biens, qu’il n’a lui-même échappé à l’exil en Sibérie que
par un bonheur singulier
, et qu’il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son
ami qui n’en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu’il faut lui
faire à son retour. Lui dirai-je : Monsieur, je vous promis ma fille tandis que vous étiez riche,
mais à présent que vous n’avez plus rien je me rétracte, et ma fille ne veut point de vous. Si ce
n’est pas ainsi que j’énonce mon refus, c’est ainsi qu’on l’interprétera : vos amours allégués
seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu’un affront de plus, et nous passerons, vous
pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir et sa foi à un vil
intérêt
, et joint l’ingratitude à l’infidélité. Ma fille ! il est trop tard pour finir dans l’opprobre
une vie sans tache, et soixante ans d’honneur ne s’abandonnent pas en un quart d’heure.
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« Voyez donc, » continua-t-il, « combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos. Voyez si des préférences que la pudeur désavoue et quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d’une fille et l’honneur compromis d’un père. S’il n’était question pour l’un des deux que d’immoler son bonheur à l’autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice ; mais mon enfant, l’honneur a parlé et dans le sang dont tu sors, c’est toujours lui qui décide. »
Je ne manquais pas de bonne réponse à ce discours ; mais les préjugés de mon père lui donnent des principes si différents des miens, que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l’auraient pas même ébranlé. D’ailleurs, ne sachant ni d’où lui venaient les lumières qu’il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu’où elles pouvaient aller ; craignant à son affectation de m’interrompre qu’il n’eût déjà pris son parti sur ce que j’avais à lui dire, et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n’ai jamais pu vaincre, j’aimai mieux employer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu’elle était plus selon sa manière de penser. Je lui déclarai sans détour l’engagement que j’avais pris avec vous ; je protestai que je ne vous manquerais point de parole, et que, quoi qu’il pût arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement.
En effet, je m’aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas ; il me fit de vifs
reproches sur ma promesse, mais il n’y objecta rien ; tant un Gentilhomme plein d’honneur a
naturellement une haute idée de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose
toujours sacrée ! Au lieu donc de s’amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne
serais jamais convenue, il m’obligea d’écrire un billet auquel il joignit une lettre qu’il fit partir
sur le champ. Avec quelle agitation n’attendis-je point votre réponse ! combien je fis de vœux
pour vous trouver moins de délicatesse que vous ne deviez en avoir ! Mais je vous connaissais
trop pour douter de votre obéissance, et je savais que plus le sacrifice exigé vous serait pénible,
plus vous seriez prompt à vous l’imposer
. La réponse vint ; elle me fut cachée durant ma
maladie ; après mon rétablissement mes craintes furent confirmées et il ne me resta plus
d’excuses.
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Au moins mon père me déclara qu’il n’en recevrait plus, et avec l’ascendant que le terrible mot qu’il m’avait dit lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirais rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m’épouser : car, ajouta-t-il, cela lui paraîtrait un jeu concerté entre nous, et à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s’achève ou que je meure de douleur.
Vous le savez, mon ami ; ma santé, si robuste contre la fatigue et les injures de l’air, ne
peut résister aux intempéries des passions
, et c’est dans mon trop sensible cœur qu’est la source
de tous les maux et de mon corps et de mon âme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu
mon sang ; soit que la nature eût pris ce temps pour l’épurer d’un levain funeste, je me sentis fort
incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père, je m’efforçai pour
vous écrire un mot
, et me trouvai si mal qu’en me mettant au lit j’espérai ne m’en plus relever.
Tout le reste vous est trop connu ; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes, je vous vis
, et je
crus n’avoir fait qu’un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais
quand j’appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que voulant partager le
mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l’aviez pris à dessein ; je ne pus supporter cette
dernière épreuve, et voyant un si tendre amour survivre à l’espérance, le mien que j’avais pris
tant de peine à contenir ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec plus d’ardeur que
jamais. Je vis qu’il fallait aimer malgré moi ; je sentis qu’il fallait être coupable ; que je ne
pouvais résister ni à mon père ni à mon amant, et que je n’accorderais jamais les droits de
l’amour et du sang qu’aux dépens de l’honnêteté. Ainsi tous mes bons sentiments achevèrent de
s’éteindre ; toutes mes facultés s’altérèrent ; le crime perdit son horreur à mes yeux ; je me sentis
toute autre au-dedans de moi ; enfin, les transports effrénés d’une passion rendue furieuse par les
obstacles, me jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une âme ; j’osai
désespérer de la vertu. Votre lettre plus propre à réveiller les remords qu’à les prévenir, acheva
de m’égarer. Mon cœur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos
philosophes. Des horreurs dont l’idée n’avait jamais souillé mon esprit osèrent s’y présenter. La
volonté les combattait encore,
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mais l’imagination s’accoutumait à les voir, et si je ne portais pas d’avance le crime au fond de mon cœur, je n’y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister.
J’ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ces temps de bonheur et d’innocence où ce feu si vif et si doux dont nous étions animés épurait tous nos sentiments, où sa sainte ardeur [Sainte ardeur ! Julie, ah Julie ! quel mot pour une femme aussi bien guérie que vous croyez l’être ?] nous rendait la pudeur plus chère et l’honnêteté plus aimable, où les désirs même ne semblaient naître que pour nous donner l’honneur de les vaincre et d’en être plus dignes l’un de l’autre. Relisez nos premières lettres ; songez à ces moments si courts et trop peu goûtés où l’amour se parait à nos yeux de tous les charmes de la vertu, et où nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle.
Qu’étions-nous, et que sommes-nous devenus ? Deux tendres amants passèrent ensemble une année entière dans le plus rigoureux silence, leurs soupirs n’osaient s’exhaler ; mais leurs cœurs s’entendaient ; ils croyaient souffrir, et ils étaient heureux. À force de s’entendre, ils se parlèrent ; mais contents de savoir triompher d’eux-mêmes et de s’en rendre mutuellement l’honorable témoignage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère ; ils se disaient leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus ; un instant de faiblesse les égara ; ils s’oublièrent dans les plaisirs ; mais s’ils cessèrent d’être chastes, au moins ils étaient fidèles ; au moins le Ciel et la nature autorisaient les nœuds qu’ils avaient formés ; au moins la vertu leur était toujours chère ; ils l’aimaient encore et la savaient encore honorer ; ils s’étaient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’être heureux, ils l’étaient pourtant encore.
Que font maintenant ces amants si tendres qui brûlaient d’une flamme si pure, qui
sentaient si bien le prix de l’honnêteté ? Qui l’apprendra sans gémir sur eux ? Les voilà livrés au
crime. L’idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d’horreur.... ils méditent des
adultères
! Quoi, sont-ils bien les mêmes ? Leurs âmes n’ont-elles point changé ? Comment
cette ravissante image que le méchant n’aperçut jamais peut-elle s’effacer
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des cœurs où elle a brillé ? Comment l’attrait de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice
ceux qui l’ont une fois connue ? Combien de siècles ont pu produire ce changement étrange ?
Quelle longueur de temps put détruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment
du bonheur à qui l’a pu savourer une fois ? Ah, si le premier désordre est pénible et lent, que tous
les autres sont prompts et faciles ! Prestige des passions ! tu fascines ainsi la raison, tu trompes la
sagesse et changes la nature avant qu’on s’en aperçoive. On s’égare un seul moment de la vie ;
on se détourne d’un seul pas de la droite route. Aussitôt une pente inévitable nous entraîne et
nous perd. On tombe enfin dans le gouffre, et l’on se réveille épouvanté de se trouver couvert de
crimes, avec un cœur né pour la vertu
. Mon bon ami, laissons retomber ce voile. Avons-nous
besoin de voir le précipice affreux qu’il nous cache pour éviter d’en approcher ? Je reprends mon
récit.
M. de Wolmar arriva et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me
laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir
, et ma douleur était à l’épreuve du temps. Je
ne pouvais alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse : il fallut l’accomplir. Le jour qui
devait m’ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurais vu les apprêts
de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchais du moment
fatal, moins je pouvais déraciner de mon cœur mes premières affections ; elles s’irritaient par
mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même
où j’étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour
éternel, et je fus menée au Temple comme une victime impure
, qui souille le sacrifice où l’on
va l’immoler.
Arrivée à l’Église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s’il me laissait apercevoir les objets, c’était pour en être épouvantée.
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Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des Spectateurs, leur maintien modeste et
recueilli, le cortège de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce
qui s’allait passer un air de solennité qui m’excitait à l’attention et au respect, et qui m’eût fait
frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la providence et entendre la voix de
Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du
mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Écriture, ces chastes et sublimes devoirs si
importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour
eux-mêmes ; tout cela me fit une telle impression que je crus sentir intérieurement une
révolution
subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes
affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature
. L’œil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon cœur ; il compare ma volonté cachée à la réponse
de ma bouche : le Ciel et la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends ; ils le seront
encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose
violer le premier de tous
?
Un coup d’œil jeté par hasard sur M. et Mme d’Orbe, que je vis à côté l’un de l’autre et fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l’amour en êtes-vous moins unis ? Le devoir et l’honnêteté vous lient ; tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’âme, vous vous aimez d’un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige ; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah ! Puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence et jouir du même bonheur ; si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance et mon courage. J’envisageai le saint nœud que j’allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le Pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j’acceptais pour époux, ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.
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De retour au logis je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l’obtins, non sans peine, et quelque empressement que j’eusse d’en profiter, je ne m’examinai d’abord qu’avec répugnance, craignant de n’avoir éprouvé qu’une fermentation passagère en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne épouse que j’avais été fille peu sage. L’épreuve était sûre mais dangereuse, je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoignage que nul tendre souvenir n’avait profané l’engagement solennel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m’avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujet de me la rappeler ; je me serais défiée de l’indifférence et de l’oubli, comme d’un état trompeur, qui m’était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n’était guère à craindre : je sentis que je vous aimais autant et plus, peut-être, que je n’avais jamais fait ; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n’avais pas besoin pour penser à vous d’oublier que j’étais la femme d’un autre. En me disant combien vous m’étiez cher, mon cœur était ému, mais ma conscience et mes sens étaient tranquilles, et je connus dès ce moment que j’étais réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme ! Quel sentiment de paix effacé depuis si longtemps vint ranimer ce cœur flétri par l’ignominie, et répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle ! Je crus me sentir renaître ; je crus recommencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi ; c’est toi qui me la rendras chère ; c’est à toi que je la veux consacrer. Ah, j’ai trop appris ce qu’il en coûte à te perdre pour t’abandonner une seconde fois !
Dans le ravissement d’un changement si grand, si prompt, si inespéré, j’osai considérer l’état où j’étais la veille ; je frémis de l’indigne abaissement où m’avait réduit l’oubli de moi-même, et de tous les dangers que j’avais courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution me venait de montrer l’horreur du crime qui m’avait tentée, et réveillait en moi le goût de la sagesse ? Par quel rare bonheur avais-je été plus fidèle à l’amour qu’à l’honneur qui me fut si cher ? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m’avait-elle point livrée à de nouvelles inclinations ? Comment
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eussé-je opposé à un autre amant
une résistance que le premier avait déjà vaincue, et une honte
accoutumée à céder aux désirs ? Aurais-je plus respecté les droits d’un amour éteint que je
n’avais respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire ? Quelle sûreté avais-je eue
de n’aimer que vous seul au monde, si ce n’est un sentiment intérieur que croient avoir tous les
amants, qui se jurent une constance éternelle, et se parjurent innocemment toutes les fois qu’il
plaît au Ciel de changer leur cœur
? Chaque défaite eût ainsi préparé la suivante ; l’habitude du
vice en eût effacé l’horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l’infamie sans trouver de prise
pour m’arrêter ; d’une amante abusée je devenais une fille perdue, l’opprobre de mon sexe, et le
désespoir de ma famille. Qui m’a garantie d’un effet si naturel de ma première faute ? Qui m’a
retenue après le premier pas ? Qui m’a conservé ma réputation et l’estime de ceux qui me sont
chers ? Qui m’a mise sous la sauvegarde d’un époux vertueux, sage, aimable par son caractère, et
même par sa personne, et rempli pour moi d’un respect et d’un attachement si peu mérités ? Qui
me permet, enfin, d’aspirer encore au titre d’honnête femme et me rend le courage d’en être
digne ? Je le vois, je le sens ; la main secourable qui m’a conduite à travers les ténèbres est celle
qui lève à mes yeux le voile de l’erreur et me rend à moi malgré moi-même. La voix secrète qui
ne cessait de murmurer au fond de mon cœur s’élève et tonne avec plus de force au moment où
j’étais prête à périr. L’auteur de toute vérité n’a point souffert que je sortisse de sa présence
coupable d’un vil parjure, et prévenant mon crime par mes remords il m’a montré l’abîme où
j’allais me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l’insecte et rouler les cieux, tu veilles
sur la moindre de tes œuvres ! Tu me rappelles au bien que tu m’as fait aimer ; daigne accepter
d’un cœur épuré par tes soins l’hommage que toi seule rends digne de t’être offert !
à l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Être dont il est le trône et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne. Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la
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source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier
devoir qui lie la famille et toute la société
. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu
qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi,
et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta
main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante qui est la tienne, et ne permets
plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie.
Après cette courte prière, la première que j’eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis
tellement affermie dans mes résolutions ; il me parut si facile et si doux de les suivre que je vis
clairement où je devais chercher désormais la force dont j’avais besoin pour résister à mon
propre cœur et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une
confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l’avait fait manquer si longtemps.
Je n’avais jamais été tout à fait sans religion ; mais peut-être vaudrait-il mieux n’en point avoir
du tout, que d’en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le cœur rassure la
conscience ; de se borner à des formules ; et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour
n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savais rien
tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née et me livrais à mes penchants ; j’aimais à
réfléchir, et me fiais à ma raison ; ne pouvant accorder l’esprit de l’évangile avec celui du monde,
ni la foi avec les œuvres, j’avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j’avais des
maximes pour croire et d’autres pour agir ; j’oubliais dans un lieu ce que j’avais pensé dans
l’autre, j’étais dévote à l’Église et philosophe au logis. Hélas ! je n’étais rien nulle part ; mes
prières n’étaient que des mots, mes raisonnements des Sophismes, et je suivais pour toute
lumière la fausse lueur des feux errants
qui me guidaient pour me perdre.
Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m’avait manqué jusqu’ici m’a donné de mépris pour ceux qui m’ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première, et sur quelle base étaient-ils fondés ? Un heureux instinct me porte au bien, une violente passion s’élève ; elle a sa racine dans le même instinct, que
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ferai-je pour la détruire ? De la considération de l’ordre je tire la beauté de la vertu, et sa bonté de l’utilité commune ; mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier, et lequel au fond m’importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien ? Si la crainte de la honte ou du châtiment m’empêchent de mal faire pour mon profit, je n’ai qu’à mal faire en secret, la vertu n’a plus rien à me dire, et si je suis surprise en faute, on punira comme à Sparte non le délit, mais la maladresse. Enfin que le caractère et l’amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon âme, j’aurai ma règle aussi longtemps qu’il ne sera point défiguré ; mais comment m’assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n’a point parmi les êtres sensibles de modèle auquel on puisse la comparer ? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s’altère et se modifie insensiblement dans chaque siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu selon l’inconstance et la variété des préjugés ?
Adorez l’Être Éternel, mon digne et sage ami ; d’un souffle vous détruirez ces fantômes
de raison, qui n’ont qu’une vaine apparence et fuient comme une ombre devant l’immuable
vérité. Rien n’existe que par celui qui est
. C’est lui qui donne un but à la justice, une base à la
vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire ; c’est lui qui ne cesse de crier aux
coupables que leurs crimes secrets ont été vus, et qui fait dire au juste oublié : tes vertus ont un
témoin ; c’est lui, c’est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous
portons tous une image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer ; tous ses traits liés à
l’essence infinie se représentent toujours à la raison et lui servent à rétablir ce que l’imposture et
l’erreur en ont altéré. Ces distinctions me semblent faciles ; le sens commun suffit pour les faire.
Tout ce qu’on ne peut séparer de l’idée de cette essence est Dieu ; tout le reste est l’ouvrage des
hommes. C’est à la contemplation de ce divin modèle que l’âme s’épure et s’élève, qu’elle
apprend à mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses vils penchants. Un cœur pénétré de
ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des hommes ; cette grandeur infinie le dégoûte
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de leur orgueil ; le charme de la méditation l’arrache aux désirs terrestres ; et quand l’Être
immense dont il s’occupe n’existerait pas, il serait encore bon qu’il s’en occupât sans cesse pour
être plus maître de lui-même, plus fort, plus heureux et plus sage
.
Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuie que
sur elle-même ? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes
du crime, qui ne séduisirent jamais que des cœurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu’en
s’attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux
raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup toute la société humaine, qui n’est fondée que
sur la foi des conventions ? Mais voyez, je vous prie, comment ils disculpent un adultère
secret
! C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore.
Comme s’ils pouvaient être sûrs qu’il l’ignorera toujours ? comme s’il suffisait pour autoriser le
parjure et l’infidélité qu’ils ne nuisissent pas à autrui ? comme si ce n’était pas assez pour
abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent ? Quoi donc ! Ce n’est pas un mal
de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment et des contrats les plus
inviolables ? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur ? Ce n’est
pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d’autrui ? La mort de celui
même qu’on doit le plus aimer et avec qui l’on a juré de vivre ? Ce n’est pas un mal qu’un état
dont mille autres crimes sont toujours le fruit ? Un bien qui produirait tant de maux serait par
cela seul un mal lui-même.
L’un des deux penserait-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté, et ne
manque de foi à personne ? Il se trompe grossièrement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des
Époux, mais la cause commune de tous les hommes que la pureté du mariage ne soit point
altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un nœud solennel, il intervient un
engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union
conjugale ; et c’est, ce me semble, une raison très forte contre les mariages clandestins
, qui,
n’offrant nul signe de cette union, exposent des cœurs innocents à brûler d’une flamme adultère.
Le public est en quelque sorte
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garant d’une convention passée en sa présence, et l’on peut dire que l’honneur d’une femme
pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi quiconque ose la
corrompre pèche
, premièrement parce qu’il la fait pécher, et qu’on partage toujours les crimes
qu’on fait commettre ; il pèche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique et
sacrée du mariage sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.
Le crime est secret, disent-ils, et il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces
philosophes croient l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, peuvent-ils appeler un crime
secret celui qui a pour témoin le premier offensé et le seul vrai Juge ? Étrange secret que celui
qu’on dérobe à tous les yeux hors ceux à qui l’on a le plus d’intérêt à le cacher ! Quand même ils
ne reconnaîtraient pas la présence de la divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal
à personne ? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un père d’avoir des héritiers qui ne
soient pas de son sang ; d’être chargé, peut-être de plus d’enfants qu’il n’en aurait eu, et forcé de
partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père ?
Supposons ces raisonneurs matérialistes, on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce
voix de la nature, qui réclame au fond de tous les cœurs contre une orgueilleuse philosophie, et
qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que
le sentiment dépende uniquement des organes, deux Êtres formés d’un même sang ne doivent-ils
pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, et se
ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer
?
N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, et d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille ? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère ?
Si je considère mon sexe en particulier, que de maux j’aperçois dans ce désordre qu’ils prétendent ne faire aucun mal ! Ne fût-ce que l’avilissement d’une femme
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coupable à qui la perte de l’honneur ôte bientôt toutes les autres vertus ! Que d’indices trop sûrs
pour un tendre époux d’une intelligence qu’ils pensent justifier par le secret ! Ne fût-ce que de
n’être plus aimé de sa femme. Que fera-t-elle avec ses soins artificieux que mieux prouver son
indifférence ? Est-ce l’œil de l’amour qu’on abuse par de feintes caresses ? Et quel supplice
auprès d’un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse et que le cœur nous repousse ? Je
veux que la fortune seconde une prudence qu’elle a si souvent trompée ; je compte un moment
pour rien la témérité de confier sa prétendue innocence et le repos d’autrui à des précautions que
le Ciel se plaît à confondre : Que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir
un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer
au public ! Quel scandale pour des complices ! Quel exemple pour des enfants ! Que devient leur
éducation parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux ? Que devient la
paix de la maison et l’union des chefs ? Quoi ! dans tout cela l’époux n’est point lésé ? Mais qui
le dédommagera donc d’un cœur qui lui était dû ? Qui lui pourra rendre une femme estimable ?
Qui lui donnera le repos et la sûreté ? Qui le guérira de ses justes soupçons ? Qui fera confier un
père au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant
?
À l’égard des liaisons prétendues que l’adultère et l’infidélité peuvent former entre les
familles
, c’est moins une raison sérieuse qu’une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite
pour toute réponse que le mépris et l’indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les
meurtres les empoisonnements dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent
assez ce qu’on doit attendre pour le repos et l’union des hommes, d’un attachement formé par le
crime. S’il résulte quelque sorte de société de ce vil et méprisable commerce, elle est semblable à
celle des brigands qu’il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes.
J’ai tâché de suspendre l’indignation que m’inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d’éloignement. Vous
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voyez combien elles supportent mal l’examen de la saine raison ; mais où chercher la saine
raison sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à perdre les
hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider
? Défions-nous d’une philosophie
en paroles
; défions-nous d’une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s’applique à justifier
tous les vices pour s’autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est
de le chercher sincèrement, et l’on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l’auteur
de tout bien. C’est ce qu’il me semble avoir fait depuis que je m’occupe à rectifier mes
sentiments et ma raison ; c’est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la
même route. Il m’est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes
idées de la religion, et vous dont le cœur n’eut rien de caché pour moi ne m’en eussiez pas ainsi
parlé si vous aviez eu d’autres sentiments. Il me semble que ces conversations avaient pour nous
des charmes. La présence de l’Être Suprême ne nous fut jamais importune ; elle nous donnait
plus d’espoir que d’épouvante ; elle n’effraya jamais que l’âme du méchant ; nous aimions à
l’avoir pour témoin de nos entretiens, à nous élever conjointement jusqu’à lui. Si quelquefois
nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos faiblesses, au moins il voit
le fond de nos cœurs, et nous en étions plus tranquilles.
Si cette sécurité nous égara, c’est au principe sur lequel elle était fondée à nous ramener.
N’est-il pas bien indigne d’un homme de ne pouvoir jamais s’accorder avec lui-même, d’avoir
une règle pour ses actions, une autre pour ses sentiments, de penser comme s’il était sans corps,
d’agir comme s’il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout entier, rien de ce qu’il fait
en toute sa vie ? Pour moi, je trouve qu’on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on
ne les borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l’homme, et le Dieu clément qui le
fit la lui pardonnera sans doute ; mais le crime est du méchant, et ne restera point impuni devant
l’auteur de toute justice
. Un incrédule, d’ailleurs heureusement né se livre aux vertus qu’il
aime ; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans
contrainte ; il les suivrait de même s’ils ne l’étaient
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pas ; car pourquoi se gênerait-il ? Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se
croit une plus haute destination ; l’ardeur de la remplir anime son zèle, et suivant une règle plus
sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son cœur à la loi
du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés.
L’amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l’espérance ; il brava le
temps et l’éloignement
; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point
périr de lui-même ; il était digne de n’être immolé qu’à la vertu.
Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur
change. Julie de Wolmar n’est plus votre ancienne Julie ; la révolution de vos sentiments pour
elle est inévitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à
la vertu. J’ai dans la mémoire un passage d’un Auteur que vous ne récuserez pas. « L’amour »
dit-il « est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne. Pour en sentir tout le
prix, il faut que le cœur s’y complaise et qu’il nous élève en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de
la perfection vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime et l’amour n’est plus rien. Comment une
femme honorera-t-elle un homme qu’elle doit mépriser ? Comment pourra-t-il honorer lui-même
celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur ! Ainsi bientôt ils se mépriseront
mutuellement. L’amour, ce sentiment céleste ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce. Ils
auront perdu l’honneur et n’auront point trouvé la félicité. » [Voyez première partie. Lettre
XXIV.] Voilà notre leçon, mon ami, c’est vous qui l’avez dictée
. Jamais nos cœurs s’aimèrent-ils plus délicieusement, et jamais l’honnêteté leur fut-elle aussi chère que dans les temps heureux
où cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd’hui de coupables feux
nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l’âme. L’horreur du vice qui nous est si
naturelle à tous deux s’étendrait bientôt sur le complice de nos fautes ; nous nous haïrions pour
nous être trop aimés, et l’amour s’éteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un
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sentiment si cher pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence ? N’est-ce pas conserver tout ce qu’il eut de plus charmant ? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l’un à l’autre. Oublions tout le reste et soyez l’amant de mon âme. Cette idée est si douce qu’elle console de tout.
Voilà le fidèle tableau de ma vie, et l’histoire naïve de tout ce qui s’est passé dans mon
cœur. Je vous aime toujours, n’en doutez pas. Le sentiment qui m’attache à vous est si tendre et
si vif encore, qu’une autre en serait peut-être alarmée ; pour moi j’en connus un trop différent
pour me défier de celui-ci. Je sens qu’il a changé de nature, et du moins en cela, mes fautes
passées fondent ma sécurité présente. Je sais que l’exacte bienséance et la vertu de parade
exigeraient davantage encore et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je
crois avoir une règle plus sûre et je m’y tiens. J’écoute en secret ma conscience ; elle ne me
reproche rien, et jamais elle ne trompe une âme qui la consulte sincèrement
. Si cela ne suffit pas
pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s’est fait cet
heureux changement ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que je l’ai vivement désiré. Dieu seul a
fait le reste. Je penserais qu’une âme une fois corrompue l’est pour toujours, et ne revient plus au
bien d’elle-même ; à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de
fortune et de situation ne change tout à coup ses rapports, et par un violent ébranlement ne l’aide
à retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues et toutes ses passions
modifiées, dans ce bouleversement général on reprend quelquefois son caractère primitif et l’on
devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa
précédente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on était abject et faible ;
aujourd’hui l’on est fort et magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents,
on en sent mieux le prix de celui où l’on est remonté, et l’on en devient plus attentif à s’y
soutenir. Mon mariage m’a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous
expliquer. Ce lien si redouté me délivre d’une servitude beaucoup plus redoutable, et
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mon époux m’en devient plus cher pour m’avoir rendue à moi-même.
Nous étions trop unis vous et moi, pour qu’en changeant d’espèce notre union se détruise. Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidèle amie, et quoique nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour épurer par des mœurs Chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu’il n’y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m’aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos cœurs ne s’accordent pas moins dans leur retour au bien qu’ils s’accordèrent dans leur égarement.
Je ne crois pas avoir besoin d’apologie pour cette longue Lettre. Si vous m’étiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir il me reste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le cœur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar ; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J’aurais déjà cent fois tout avoué ; vous seul m’avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modération de M. de Wolmar, c’est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n’ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous déplaire que de vous le demander, et aurais-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l’obtenir ? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne saurait être innocente, qu’elle m’est chaque jour plus cruelle, et que jusqu’à la réception de votre réponse je n’aurai pas un instant de tranquillité.