[Communication présentée au colloque
"Esthétique de la comédie" à Reims en September 1994,
parue dans Littératures Classiques 27 (1996),
p. 183-193.]
On parle peu de la catharsis comique; on parle beaucoup de la catharsis tragique, bien qu'on ne sache pas tout à fait ce que c'est. C'est à partir de cette simple prémisse que je propose de mettre en parallèle la tragédie selon Aristote et la comédie selon quelques-uns de ses successeurs. Mon propos n'est pas de reconstruire, comme d'autres ont essayé de le faire, la théorie comique d'Aristote qui nous manque(1), mais tout simplement d'observer que dans les interstices de sa poétique telle qu'on l'a, il y a un espace où situer une théorie cathartique implicite. Projeter ainsi une image en creux de la comédie n'équivaut pas à conjecturer que c'est cela même qu'Aristote voulait dire.
Je n'ai pas besoin de vous retracer le texte d'Aristote que vous connaissez bien, ni la longue controverse concernant la catharsis; il suffit pour mon propos de constater que l'intention d'Aristote a toujours été problématique. Mais je crois qu'il n'est pas nécessaire pour tenter cette synthèse de choisir une interprétation précise de son concept, car presque tout ce qu' Aristote a dit sur les émotions provoquées par le spectacle peut s'appliquer, mutatis mutandis, aussi bien à la comédie qu'à la tragédie.
J'ajoute qu'il a été clair dès avant Aristote que tragédie et comédie se définissent en grande partie par opposition l'une à l'autre. Car la comédie était très tôt et peut-être dès son invention la parodie non seulement de la « vie » mais de la tragédie en particulier. On peut même aller jusqu'à y reconnaître une rigoureuse symétrie, qu'Aristote l'ait dit ou non. Le héros tragique est un individu connu qui fait pitié par sa punition exemplaire, le héros comique par contre est un type caractérologique dont on se débarrassera, ou qui ne sera qu'humilié. Du coup il est permis de voir et cette punition et cette mortification comme des manifestations d'une certaine notion commune de purgation ou catharsis. Cette supposition s'accommode de plusieurs acceptions différentes de la catharsis.
Commençons par une première bifurcation fondamentale:
dans quel espace civil ou moral la catharsis a-t-elle lieu? Est-elle une
composante objective de l'intrigue ou au contraire un effect ressenti chez
le spectateur?
1ère catégorie: la forme dramatique (objective)
Prenons d'abord l'hypothèse selon laquelle la catharsis est une fonction formelle qui fait partie de la pièce. C'est la version qui semblerait correspondre le mieux à la comparaison de la purification religieuse, qui est une des traditions informant le mot catharsis. A partir de cette façon de la comprendre, la machine tragique finit par punir, renvoyer, supprimer le héros, qui donc sert de bouc émissaire par qui la société est réhabilitée. En étant purgé, il effectue une purge dans le monde environnant, comme le dit exemplairement Phèdre:
Ce rite purificateur est pourtant en termes de la notion de catharsis celui qui a le moins retenu l'attention des théoriciens; il en va de même lorsqu'il s'agit de comédie, où on parle peu en effet d'un phénomène d'expulsion qui joue pourtant un grand rôle dans beaucoup de comédies. Northrop Frye a peut-être le premier insisté sur la nécessité structurelle dans la comédie d'un écartement brutal du personnage-obstacle qu'il importe soit de mater (si on le garde), soit de bannir (quand il faut s'en débarrasser). Le « Ouf! » d'Arnolphe au Ve acte de L'École des femmes (V.ix) marque en effet son éjection de la comédie où il empêchait par trop les choses de s'arranger pour le bonheur des autres.Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté. [v. 1641-1644]
Seulement -- en suivant toujours Frye -- la disgrâce inclinant au pathétique, ennemi du comique, ce personnage est plus souvent réconcilié que rejeté, souvent dans le cadre d'un grand rassemblement final(2). S'ensuit-il que le barbon est vidé de son vice, qu'il subit une catharsis interne? S'aperçoit-il, à l'instar d'Œdipe, de son épouvantable erreur? Pas forcément: témoin la cérémonie qui couronne Le bourgeois gentilhomme ou Le malade imaginaire, fête toute stratégique qui ne récupère M. Jourdain et Argan qu'en flattant et en co-optant leur manie: aucune lucidité, aucun renoncement, tout au plus ont-ils montré un peu de souplesse et de compromission mais encore sous le charme de leur démon familier. En général le personnage comique ne se rend pas compte de son aberration, il garde sa bêtise ou son tic obsessif jusqu'à la fin, même quand il se laisse réconcilier effectivement avec le monde ambiant.
A cette structure Charles Mauron a donné une raison d'être
psychanalytique, à savoir le processus de répression du père
(du barbon), qui correspond à un refoulement provisoire du principe
de réalité. Tout est fondé dans l'inéluctable
rivalité père-fils; analogie rigoureuse de la comédie
avec la tragédie: mais alors que la culpabilité tragique
incombe au fils, dans la comédie elle est nécessairement
assumée par le père(3). Pour
l'essentiel, les théories de ces deux critiques, d'inspiration très
différente, se complètent sans problème. Ils s'accordent
pour affirmer que ce qui était destinée funeste dans la tragédie
devient, dans la comédie, une autre sorte de fatalité, fatalité
de
bonheur entraînant « la défaite du personnage paternel,
l'annihilation de sa résistance »(4):
succès magique, objectivement improbable, mais toujours obtenu dans
ce monde régi par certaines règles fixes. Cette catharsis-là
-- le banissement de ce qui fait obstacle au bonheur -- est la convention
fondatrice du genre(5).
2ème catégorie: l'effet psychologique (subjectif)
Il faut évidemment supposer une transposition modale par rapport à la tragédie, et la principale serait celle-ci: à la place de la crainte et la pitié, basées sur la sympathie, il faut mettre le ridicule et la distanciation, qui la refusent. La comédie supprime la pitié, ressort de la catharsis tragique. (La crainte aussi, par la convention du « happy end ».) Jusqu'ici on n'a pas eu besoin d'invoquer la notion du rire et encore moins du ridicule, qui importent pourtant du moment où il s'agit de l'effet didactique de la comédie. Ainsi, le mécanisme de la catharsis comique est à certains égards le contraire de l'autre: au lieu de souffrir avec le protagoniste qui malgré son rang nous ressemble, ici on s'en désassocie, toute notre réaction est d'éviter de lui ressembler. C'est le rire qui marque cette distance, ce refus de compassion(6).
La grande filière de cet argument fait de la comédie une école de mœurs: castigat ridendo mores, selon la devise de Jean de Santeul. De même qu'à la tragédie le spectateur comprend le danger de l'excès des passions y compris l'orgueil, de même il peut à la comédie reconnaître des défauts de caractère moins grandioses et apprendre à s'en garantir. Par extension, la leçon est plutôt sociale; mais morale ou sociale, il y a des vices nuisibles, soit à l'individu soit à la famille et à la société; ils sont à éviter, d'un côté parce qu'ils sont dangereux, de l'autre parce qu'ils embêtent les autres et plus gravement portent injure à la civilité générale.
C'est cette notion de la fonction comique qu'affirme Molière
dans la Critique de l'École des femmes et L'impromptu
de Versailles. Comme le dit Dorante, le but de l'auteur comique est
d'« entrer [...] dans le ridicule des hommes, et [...] rendre agréablement
sur le théâtre les défauts de tout le monde »(7).
La comédie est, non moins que la tragédie, « utile
»; elle permet de voir et ainsi d'éviter l'excès; c'est
à ce titre que Voltaire a pu invoquer les deux genres comme des
manifestations complémentaires d'une seule et même pratique:
Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu, de raison et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d'âme; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l'Europe les étrangers qui viennent s'instruire chez nous(8).
Il est vrai que Molière insiste en plus sur le rire, ce mécanisme
si mystérieux, d'une pratique si difficile; car c'est dans le même
discours qu'on vient de citer que Dorante ajoute la célèbre
formule: « il faut y plaisanter; et c'est une étrange entreprise
de faire rire les honnêtes gens. »
Ah oui, les honnêtes gens. Le triomphe de la catharsis comique serait donc le juste milieu, la sagesse imperturbable si souvent représentée chez Molière par le personnage normatif: Chrysalde (L'école des femmes), Philinte (Le misanthrope), Henriette (Les femmes savantes). Formulation qui serait d'ailleurs selon certaines interprétations tout à fait conforme aux intentions d'Aristote, qui aurait voulu non que la crainte et la pitié nous purgent de toute émotion, mais qu'elles nous amènent à éprouver les émotions « in the right way, at the right time, towards the right object, with the right motive, and to the proper degree »(9). Comme la passion tragique, le ridicule est une question d'excès; en l'observant sur la scène on apprend à être économe sans être avare, pieux sans être dévot ou hypocrite, et ainsi de suite.
Mais d'un autre côté, cette modération en apparence
bénigne est ipso facto médiocrisante; elle peut même
se prêter à une interprétation franchement répressive.
C'est ainsi que l'a vu Jean-Paul Sartre dans un passage sidérant
et acerbe de Qu'est-ce que la littérature? Ne dites pas du
héros comique qu'il est ridicule, ne dites pas qu'il est excessif,
corrige Sartre; dites qu'il est gênant, marginal:
[...] c'est l'élite tout entière qui opère, au nom de sa morale, les nettoyages et les purges nécessaires à sa santé; ce n'est jamais d'un point de vue extérieur à la classe dirigeante qu'on moque les marquis ridicules ou les plaideurs ou les Précieuses; il s'agit toujours de ces originaux inassimilables par une société policée et qui vivent en marge de la vie collective. Si l'on raille le Misanthrope c'est qu'il manque de politesse, Cathos et Madelon c'est qu'elles en ont trop. Philaminte va à l'encontre des idées reçues sur la femme; le bourgeois gentilhomme est odieux aux riches bourgeois qui ont la modestie altière et qui connaissent la grandeur et l'humilité de leur condition et, à la fois, aux gentilhommes, parce qu'il veut forcer l'accès de la noblesse. Cette satire interne et pour ainsi dire physiologique, est sans rapport avec la grande satire de Beaumarchais, de P.-L. Courier, de J. Vallès, de Céline: elle est moins courageuse et beaucoup plus dure car elle traduit l'action répressive que la collectivité exerce sur le faible, le malade, l'inadapté; c'est le rire impitoyable d'une bande de gamins devant les maladresses de leur souffre-douleur(10).
Cette description, où le rire, cruel, est privée de
toute légèreté, prête à la comédie
une fonction policière: la comédie est une camisole de force.
Elle effectue une épuration systématique, à connotation
tragique (politiquement parlant). « Le faible, le malade, l'inadapté
» (sans parler du « souffre-douleur »): autant de qualifications,
et cela depuis des temps immémoriaux, du bouc émissaire.
Chaque fois -- règle générale, nous le verrons encore
par rapport au drame -- qu'on met l'humour entre parenthèses, chaque
fois qu'on refuse d'accréditer la notion que des choses peuvent
être drôles, on gravite en fait vers la tragédie.
D'ailleurs l'un des problèmes qui a toujours dû être confronté par les apologistes de la catharsis aristotélicienne est d'expliquer grâce à quel processus des sentiments désagréables (la crainte et la pitié) sont paradoxalement transformées en plaisir(11). On n'a pas tout à fait le même dilemme pour la comédie, à condition qu'on accepte que -- et quel qu'en soit au fond l'explication -- le rire est un plaisir. Je sais toutes les complications que cela introduit, que les pleurs peuvent être un plaisir aussi et tout le reste; je sais aussi que comme Freud nous l'a redit après Hobbes le rire n'est peut-être jamais pur, c'est-à-dire exempt d'aggressivité sinon de méchanceté. Mais il est difficile malgré toutes ces restrictions, et même si l'idée du plaisir ne se définit nullement en termes du rire, de discuter de la comédie si on n'accepte pas au préalable une certaine notion fondamentale du rire comme une chose agréable en soi.
Rousseau est, dans le fond, parfaitement d'accord avec Sartre. Rousseau récuse la distanciation comique et sympathise avec le personnage ridiculisé qui pour lui aussi est une victime(12). Or c'est là un point sans retour: à partir de ce moment-là on ne revient plus au comique. Mais par rapport à Sartre le point de vue de Rousseau est plutôt moral que social, et ce que la comédie menace selon lui c'est l'honnêteté et les bonnes mœurs. De la catharsis comique Rousseau accepte la théorie mais non les résultats thérapeutiques. Le point de départ de St Preux est tout proche de celui de Molière: la comédie « doit représenter au naturel les mœurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage(13). » Cependant à la différence de Molière et même de Sartre il trouve le spectateur moralement déboussolé, et la « leçon » -- tout comme celles de La Fontaine(14) -- a contrairement à ce qu'on croit un effet pervers; au lieu de se détourner du mauvais exemple, le peuple imite le vice:
Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui servent d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fou qu'eux en les imitant. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même; il corrigea la cour en infectant la ville, et ses ridicules Marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent(15).
Polluit ridendo mores, voilà la devise qui conviendrait
selon Rousseau. L'institution comique est trop compromise dès le
départ pour espérer d'elle quelque chose de salutaire.
3ème catégorie: la morale positive
Ici on rejoint nécessairement le débat concernant le drame, qui s'occupe beaucoup, lui aussi, de moralité. Diderot souscrit également à l'effet prophylactique du mécanisme moliéresque; mais il le trouve trop faible et surtout trop négatif. Le remède pour lui se trouve dans la création d'un nouveau genre visant explicitement un but d'édification morale; cet objectif à son tour oblige à ne plus compter sur l'effet antipathique du rire et du châtiment du vice et entraîne une contrepartie positive, l'aimant du bon exemple. Au lieu des ridicules Diderot veut donner la priorité aux devoirs(16), motiver activement: tenir compte, comme le dit Constance, du fait que « l'imitation nous est naturelle, et qu'il n'y a point d'exemple qui captive plus fortement que celui de la vertu, pas même l'exemple du vice... Ah, Dorval, combien de moyens de rendre les hommes bons!(17) » Certes l'horreur du vice n'est pas perdue de vue, mais elle vient après l'amour de la vertu(18). Il s'agit non d'épouvanter, mais d'épater.
Cette façon d'exhorter par l'exemple a pour Diderot le mérite
d'être à la fois plus explicite et plus efficace. On n'y résiste
pas, et par là la comédie est plus rentable que le sermon.
Elle n'est autre en réalité que le prêche laïque:
Là, le méchant s'irrite contre les injustices qu'il aurait commises; compâtit à des maux qu'il aurait occasionnés, et s'indigne contre un homme de son propre caractère. Mais l'impression est reçue; elle demeure en nous, malgré nous; et le méchant sort de sa loge, moins disposé à faire le mal, que s'il eût été gourmandé par un orateur sévère et dur(19).Le théâtre en conséquence devient une école de vertu et le refuge des honnêtes gens(20). Et le rire? Aboli, ou peu s'en faut: juste un petit soupçon en potentiel; le « genre dramatique sérieux » se situe à la limite du domaine comique, « le ris sur le bord des lèvres, et les larmes aux yeux(21). »
Ainsi serait évitée en principe l'équivoque dont
se plaignait Rousseau. Les conventions de la comédie entraînaient
des influences néfastes: Mercier reproche justement à Molière
d'avoir fait autant de mal que de bien, et surtout à cause de l'insulte
continuellement faite aux vieillards. Mercier ne peut supporter cette lutte
cruelle au fond de la comédie quand le fils devrait au contraire
prendre soin de son père vieillissant(22).
On remplace à la fois la passion tragique et le rire comique par
l'émotion, qui est une valeur plus sûre. « On pourrait
juger de l'âme de chaque homme », dit Mercier, « par
le degré d'émotion qu'il manifeste au Théâtre
»(23).Mais Rousseau lui-même
n'en est guère séduit: pure illusion que tout cela. Rousseau
désespère de la comédie et trouve le mal irrémédiable.
Il ne peut accepter comme Diderot et ses alliés de la tourner au
profit du bien; c'est trop facile: ce n'est pas les bons sentiments passagers
qui permettront de passer aux actes de vertu(24).
4ème catégorie: l'effet psychologique, sens étendu
Certains interprètes récents d'Aristote ont fortement assimilé la catharsis comique à la tragique en une synthèse qui dépend d'une lecture dite « homéopathique » de la notion générale de catharsis: autrement dit, la violence à laquelle le spectateur participe (par la crainte et la pitié) a pour résultat d'apprivoiser celle qu'il porte en lui. L'effet ne serait ni purgatif ni répressif mais modératif, permettant un bon équilibre psychique:
Comment donc opère le processus cathartique? En représentant artistiquement des événements pathétiques et effrayantes, il suscite la pitié et la crainte chez les spectateurs, dans chacun selon ses capacités émotives, et par un processus homéopathique stimule ainsi ces émotions de manière à les soulager en leur permettant un exercice modéré et inoffensif; et le soulagement s'accompagne de plaisir. Si les événements tragiques sont mal motivés, et les personnages incompréhensiblement tourmentés, on n'est que choqués; nos sentiments ne sont pas approfondis et rendus compréhensibles(25).
De même que la crainte, le ridicule comique amène un équilibre
en minimisant notre tendence à commettre des inconvenances(26).
Mais comment expliquer dans quel sens et par quel mécanisme parallèle
le rire, manifesté est censé purger un rire latent ou potentiel?
On peut suivant Janko lui-même faire appel à l'argument de
D. W. Lucas:
Les émotions à être purgées dans la comédie, qui correspondent à la pitié et la crainte, seraient le mépris et l'excès de confiance; de même que l'homme stable pourrait être aidé par la tragédie à maintenir son sang-froid en temps diffices, de même la comédie pourrait l'aider à soutenir sa dignité et s'abstenir de tout mépris dans la prospérité(27).
La satisfaction qui en dérive serait elle-même, selon
cette interprétation, une source de plaisir(28),
sans doute d'un plaisir plus profond que celui qui n'émane que du
rire lui-même.
Mais Lucas ne s'arrête pas là; on peut, propose-t-il, comprendre
la catharsis comique aussi comme une soupape de sécurité
dépendant cette fois-ci d'une relaxation partielle des inhibitions
pesant sur des gratifications aggressives ou libidineuses. Ainsi Lucas
va jusqu'à dire, en somme, que la notion de catharsis, vue de cette
manière, convenait mieux à la comédie qu'à
la tragédie, même pour Aristote:
Mais il existe une possibilité plus intéressante. [...] De nombreuses sociétés ont admis des occasions où avait lieu un renversement communal des traces, comme les Saturnales romaines et la Fête des Fous médiévale. Sans doute donnaient-elles quelque soulagement aux tensions occasionnées par les contraintes, internes et externes, dont toute société dépend; leur violation partielle dans ces occasions particulières était un substitut pour la défiance de la loi dans la vie réelle. Une catharsis des pulsions qui mènent au défi des conventions et au mépris de l'autorité serait raisonnable à la lumière des idées modernes, et Aristote eût peut-être réservé son traitement extensif de la catharsis pour la partie concernant la comédie, parce qu'elle en fournissait une illustration plus significative(29).
Là Lucas est proche, quoiqu'en termes sociaux plutôt
que psychiques, de Mauron, pour qui la comédie sert à tromper
le censeur (c'est-à-dire le sur-moi) mais avec sa permission: «
Tout se passe », dit ce dernier, « comme si la fantaisie nous
y offrait une spirituelle revanche de toutes les contraintes que la réalité
nous a fait subir, depuis notre première éducation jusqu'à
nos soucis les plus actuels »(30).
Ce processus pratique vaut pour Ernst Cassirer dans un sens encore plus
large et plus philosophique; c'est en réalité le comique
lui-même dans son essence profonde, qui consiste en un degré
de libération spirituelle de la condition humaine:
L'art comique possède au plus haut degré cette capacité partagé par tout art, la vision sympathique. En raison de cette capacité il peut accepter la vie humaine avec tous ses défauts et ses faibles, ses folies et ses vices. Le grand art comique a toujours été une sorte d'encomium moriæ, un éloge de la folie. Dans la perspective comique toute chose prend une allure nouvelle. On n'est jamais plus près de notre monde humain que dans les œuvres d'un grand auteur comique -- dans le Don Quixote de Cervantes, le Tristram Shandy de Sterne ou les Pickwick Papers de Dickens. On fait attention aux moindres détails; on voit ce monde dans toute son étroitesse, sa petitesse, et sa bëtise. On vit dans ce monde restreint, mais il ne nous emprisonne plus. Tel est le caractère curieux de la catharsis comique. Les choses et les événements commencent à perdre leur poids matériel; le mépris se dissout dans le rire et le rire est une libération(31).
Libération paradoxale, bien entendu: le rire est à
la fois un signe de désespoir et l'affirmation d'un défi
joyeux -- non un défi orgueilleux parce que celui qui rit sait au
fond que la partie est perdue d'avance. Comme le dirait Voltaire, c'st
un forçat qui agite ses chaînes; mais c'est un parti pris
de joie.(32)
Il me reste à ajouter que ces catégories logiques ne sont guère étanches, et que souvent il faut tenir compte de leur mélange et même de la dépendance de l'une sur l'autre. On y essaie de distinguer entre l'élément constitutif du texte et l'effet subjectif produit au parterre: mais si le premier était la condition du second? S'il fallait par exemple expulser le personnage-obstacle afin d'obtenir que le spectateur s'émût? Par contre, si la théorie de Mauron est essentiellement formelle, elle n'a de sens que s'il y a participation affective dans la salle. Aussi doit-il le reconnaître, ne serait-ce qu'indirectement: le rire, qu'il qualifie de « petit accès d'épilepsie »(33), ne se situe certes pas sur les trétaux.
Mais compte tenu de toutes ces complications, on voit, je crois, qu'il est amplement justifié de parler de catharsis comique. Je dirais même que sans faire intervenir quelque chose qui ressemble fort à une notion de catharsis, on serait bien embarrassé de proposer une théorie ou même une description persuasive du genre comique. Faut-il pour autant appeler cela du nom de catharsis? Il est certain que cela ne se faisait pas à l'époque classique, et ce n'est peut-être qu'au XXe siècle que le mot de catharsis a été appliqué à la comédie. A mon avis là n'est pas tout à fait la question. Pourquoi appelle-t-on classique, après tout, une époque qui ne s'appelait pas classique? Il n'est pas illégitime de procéder par analogie avec la théorie tragique, même rétrospectivement. D'ailleurs, dès qu'on sait qu'il y avait eu cette deuxième partie de la Poétique qui n'existe plus, et qui peut-être appliquait elle-même ces mêmes principes à la comédie, il est tout naturel de poursuivre cette conjecture jusqu'à un certain point. La notion de catharsis permet, comme on a vu, d'aborder sans entorse à la raison classique des catégories de pensée qui s'utilisaient en effet en les mettant sous une optique relativement nouvelle. Donc catharsis, peut-être pas la catharsis d'Aristote, mais néanmoins une catharsis à l'aristotélicienne.
NOTES
1. Voir en particulier Richard Janko, Aristotle on Comedy: towards a reconstruction of Poetics II, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1984.
2. « Comedy often includes a scapegoat ritual of expulsion which gets rid of some irreconcilable character, but exposure and disgrace make for pathos, or even tragedy » (Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 165; voir toute la section intitulée « The mythos of spring: comedy » (p. 163-186).
3. Psychocritique du genre comique (Paris, José Corti, 1964), p. 58. Mauron reconnaît avoir emprunté ces concepts au Zur Psychologie der Komödie de Ludwig Jekels (1926).
5. Il y a également un discours continu à l'intérieur de la comédie servant à rassurer le spectateur que ces conventions tiennent toujours; j'ai essayé d'en esquisser les principes dans « Les Signes du comique », in Saggi et Ricerche di Letteratura Francese, N.S. 21 (1982): 189-241.
6. Bien entendu, ce refus n'est pas absolu; on peut sûrement éprouver une espèce de sympathie pour un barbon amusant, et il reste à inventer une terminologie analytique qui permette d'éviter la polarité trop simpliste entre sympathie et distance. Toutefois est-il que la comédie s'arrange pour que la sympathie du public aille principalement aux amoureux et leurs complices.
7. Critique de L'école des femmes, scène vi.
8. Lettre à un premier commis, dans l'éd. Moland des Œuvres complètes (Garnier Frères, 52 vol., 1877-1885), xxx.354.
10. Qu'est-ce que la littérature (Gallimard « Idées », 1964 [orig. 1948]), p. 57-58.
11. Voir p. ex. le commentaire de Michel Simonin dans sa traduction de la Poétique d'Aristote en Livre de Poche (Librairie Générale Française, 1990), p. 47.
12. Cf. le passage sur Le misanthrope dans la Lettre à d'Alembert (éd. M. Fuchs, « Textes Littéraires Français », Lille, Giard et Genève, Droz, 1948, p. 48-60).
13. Julie ou la nouvelle Héloïse, dans O.C., t. II (Gallimard « Pléiade », 1961), 251. Les tragédies par contre « n'offrent aucune sorte d'instruction sur les mœurs particulières du peuple qu'elles amusent ».
14. Voir la discussion du Corbeau et le renard dans le livre ii l'Émile (O.C., III: 352-357).
16. « Les devoirs des hommes sont un fonds aussi riche pour le poète dramatique que leurs ridicules et leurs vices » (De la poésie dramatique, in Œuvres esthétiques, Classiques Garnier, 1959, p. 192).
18. Dorval: Quel est l'objet d'une composition dramatique?
Moi: C'est, je crois, d'inspirer aux hommes l'amour de la vertu, l'horreur du vice... (Entretiens sur « Le fils naturel », in Œuvres esthétiques, p. 152).
19. De la poésie dramatique, p. 196.
20. « C'est en allant au théâtre qu'ils se sauveront de la compagnie des méchants dont ils sont entourés; c'est là qu'ils trouveront ceux avec lesquels ils aimeraient à vivre; c'est là qu'ils verront l'espèce humaine comme elle est, et qu'ils se réconcilieront avec elle » (De la poésie dramatique, p. 192-193).
21. De la poésie dramatique, p. 199.
22. Louis Sébastien Mercier, Du théâtre ou nouvel essai sur l'art dramatique (Amsterdam, E. van Harrevelt, 1773; reprint Genève, Slatkine, 1970), p. 123-124.
24. Ainsi que l'a remarqué Zev Trachtenberg: « Rousseau is concerned that theatre inculcates a purely æsthetic relation to morality. By nature we take pleasure in seeing moral actions done; theatre gives us that pleasure without demanding that we ourselves do anything. In the theatre, morality becomes an object of pleasurable contemplation. Reduced to its beauty, morality is stripped of the component of praxis which makes it genuine » (Making Citizens: Rousseau's political theory of culture, London et New York: Routledge, 1993, p. 162).
25. « How, then, does the cathartic process operate? By representing pitiful and fearful events artistically, it arouses pity and fear in the members of the audience, each according to his own emotional capacity, and by a homeopathic process so stimulates these emotions as to relieve them by giving them moderate and harmless exercise; and with relief comes pleasure. If the tragic events are badly motivated, and the characters tormented incomprehensibly, we are simply shocked; our feelings are not worked through and made comprehensible » (Richard Janko, p. 142). Son analyse est fondée en partie sur une reconstruction hypothétique de la suite de la Poétique d'Aristote basée sur le Tractatus Coislinianus.
27. « The emotions to be purged by comedy, which correspond to pity and fear, would be scorn and over-confidence; as the unstable man might be helped by tragedy to maintain his composure in time of trouble, so comedy might help him to maintain his dignity and refrain from contempt in prosperity » (D. W. Lucas, éd., Aristotle: Poetics, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 287-288).
29. « But there is a more interesting possibility. [...] Many societies have allowed occasions when there was a communal kicking over of the traces, like the roman Saturnalia and the medieval Feast of Misrule. No doubt they gave relief to the tensions caused by the restraint, internal and external, on which society depends; their partial violation on these particular occasions was a substitute for lawlessness in real life. A katharsis of the impulses which lead to defiance of convention and contempt of authority would make good sense in the light of modern ideas, and Aristotle might have reserved his full treatment of katharsis for that section on comedy, because it provided the more important illustration » (Lucas, p. 288).
31. L'original de ce texte est en anglais: « Comic art possesses in the highest degree that faculty shared by all art, sympathetic vision. By virtue of this faculty it can accept human life with all its defects and foibles, its follies and vices. Great comic art has always been a sort of encomium moriae, a praise of folly. In comic perspective all things begin to take on a new face. We are perhaps never nearer to our human world than in the works of a great comic writer -- in Cervantes' Don Quixote, Sterne's Tristram Shandy, or in Dickens' Pickwick Papers. We become observant of the minutest details; we see this world in all its narrowness, its pettiness, and silliness. We live in this restricted world, but we are no longer imprisoned by it. Such is the peculiar character of the comic catharsis. Things and events begin to lose their material weight; scorn is dissolved into laughter and laughter is liberation. » (Ernst Cassirer, Essay on Man, New Haven, Yale University Press, 1944, p. 150).
32. C'est la thèse générale du livre engageant de Walter Kerr, Tragedy and Comedy (New York, Simon and Schuster, 1967).