Challe et le protestantisme

 


Le monde où vécut Challe était encore bouleversé par le conflit religieux, à une époque où dominait sur ce plan par la répression violente du protestantisme en France. Son témoignage, comme sur bien d'autres sujets, est précieux, d'autant plus qu'il reste personnellement un peu hors du conflit. Et bien qu'il ne s'agisse ici que d'un chapitre au sein du sujet plus large de la religion chez Challe, ce n'est pas un chapitre quelconque puisqu'il s'agit d'un phénomène spécifiquement français et qui a eu de grandes répercussions dont Challe justement est exceptionnellement conscient.

D'entrée de jeu, une constatation fondamentale : Challe n'a jamais éprouvé aucune sympathie particulière pour la doctrine ni même la mentalité protestantes en tant que telles. Il n'est nullement tenté non plus de voir dans le protestantisme une forme plus pure du christianisme primitif, ni d'accorder aux huguenots une quelconque supériorité morale(1). Cette remarque vaut pour l'ensemble de ses écrits. Dès le premier, où il manifeste certes encore « tous les caractères du catholicisme officiel »(2), il traite sans ambages les huguenots d'« hérétiques » et pardonne difficilement au brave capitaine Hurtin d'avoir bêtement compromis sa carrière en maintenant « son entêtement pour l'hérésie de Calvin » jusqu'à, et encore après, la Révocation (JV A 59; B I.59)(3). Sur le même ton, il n'a rien de gentil à dire sur les protestants du refuge qu'il considère comme des renégats, des « scélérats qui, après avoir dit leur Credo en France, se sont retirés parmi [les Hollandais du Cap], où ils ont en même temps renié leur religion, leur roi et leur patrie » (JV A 487; B II.213). Ce commentaire est cependant plus complexe -- ou plus confus ? -- qu'il n'en a l'air. Si ce sont vraiment de gens qui ont « dit leur Credo » et puis « renié leur religion », il ne peut s'agir que des nouveaux convertis qui se seraient ensuite ralliés au protestantisme : de qui, au juste, parle-t-il ? Ou est-ce en tant que Français qu'ils ont objectivement tort d'avoir été protestants ? et quelles options, selon lui, devaient se présenter à eux, s'il est admis qu'ils puissent en bonne foi être protestants, vu qu'il ne leur était permis ni de rester ni de partir ?

A ces questions, plusieurs réponses possibles. Ce ne sont pas des jugements de sa maturité : à bien des égards, en effet, le Challe du Journal de voyage est loin encore du sceptique des Difficultés sur la religion. Mais aussi, il ne s'agit pas du tout du même genre d'écrit dans les deux cas. Écrivain du roi, attentif sans doute à la réaction de son ou de ses destinataire(s), il pouvait appuyer sa propre rhétorique patriotique. Toutefois rien ne permet d'affirmer que ce Challe, encore quelque peu le jeune homme en prise à la « crainte excessive [...] des diables, des revenants et des sorciers » (M 49)(4), croit autre chose que ce qu'il dit, même s'il commence tout de même à se poser beaucoup de questions ; comme l'a dit Gérard Ferreyrolles, Challe « n'est pas un paroissien facile : les scrupules ne l'étouffent pas, ni la crainte de malmener le clergé, du simple moine au souverain pontife, ou d'exercer son scepticisme critique »(5). Cependant aucune de ses exclamations contre tel sacrilège ou telle hypocrisie n'est vraiment impie (par exemple, il n'est pas défendu à l'époque, sans cesser d'être fidèle, d'appeler « pure sottise » la soi-disant infaillibilité du pape). En somme, ce premier Challe que nous connaissions semble en tous points correspondre à l'auteur décrit par l'avertissement de 1721, « un homme fort dégagé des préjugés vulgaires [...] assez désintéressé pour rendre le plus souvent justice à toutes les nations, et même à toutes les communions, si l'on en excepte les Anglais et les réformés, contre lesquels il est quelquefois d'un peu trop mauvaise humeur » (JV A 55; B I.55).

On remarque qu'il n'a rien dit encore de précis à propos de la révocation de l'Édit de Nantes. Mais il y a un passage pertinent concernant l'autorité d'un capitaine de vaisseau que Challe compare à l'autorité royale : « la France serait-elle montée à ce point de grandeur où elle est, si le roi n'eût eu la fermeté de se faire obéir par tout le monde, sans distinction ? » (JV A 324 ; B II.48). On sait quelle révision il fera dans ses Mémoires à l'égard de la grandeur de Louis XIV. Et dans ce contexte il est curieux de constater une modification sensible de cette phrase opérée peut-être dans un remaniement ultérieur : car dans le manuscrit pour Pierre Raymond il avait écrit : « la France ne serait pas au point de grandeur où elle est, les factions n'auraient point été assoupies, l'hérésie n'en aurait pas été extirpée, et la tranquillité ne régnerait pas dans toutes les provinces comme elle y règne si le Roi n'avait su se faire obéir par tout le monde sans distinction ? »(6) Je ne vois pas de raison pour attribuer ce changement à une autre main que la sienne ; il n'est au contraire nullement étonnant qu'il ait trouvé une expression comme extirper l'hérésie gênante, insupportable même quelques années plus tard quand sa façon d'envisager les retombées de la Révocation n'admettait plus des louanges de ce genre(7).

Une raison pour penser que Challe fait un petit effort de catholicisme dans le Journal de voyage, c'est que l'expérience formatrice qu'il racontera lui-même au début des Difficultés sur la religion -- celle qui l'avait amené à porter un œil critique tant sur l'Évangile que sur les pères de l'Église -- avait justement précédé de beaucoup le voyage de L'Écueil. C'était celle de l'inhumanité de la dragonnade dont il affirme avoir été plus que témoin au moment où il découvrait la vie hors du collège :

Ah ! M.R.P., quelles cruautés et quelle fermeté n'ai-je pas vues ! Quand il me revient que, pleins de vin, nous tirâmes un misérable vieillard, accablé de goutte, de son lit où il ne pouvait souffrir le poids de ses draps et le fîmes danser en pleine place, sans que ses cris pitoyables et les larmes de deux pauvres filles qui se traînent à nos pieds pussent fléchir notre barbarie -- quel cruel souvenir ! -- la plume me tombe de la main et mes yeux ne la peuvent plus guider.

Mais quelle atteinte à cette religion dont on fait sonner si haut l'équité et la douceur, quelle atteinte à l'opinion de cette grâce qui soutenait les martyrs, car tout cela n'eut point d'effet ; il nous fallut abandonner la maison après l'avoir ruinée. C'étaient cependant l'évêque et les curés qui nous plaçaient, qui nous portaient à toutes sortes d'excès, qui prêchaient que Dieu se sert de tous moyens et qui riaient lorsqu'on leur rapportait quelque pareille horreur. (D 49)(8)
 

Les éditeurs des Difficultés suggèrent quelque prudence quant au « caractère personnel de l'anecdote »(9). Mais il n'est pas nécessaire de trancher sur l'« ocularité » de son témoignage pour en apprécier l'impact subjectif. Même s'il s'agit d'un événement qu'il a entendu raconter(10), Challe savait quel genre d'actions perpétraient les dragons de Louis XIV, et il en éprouve une éternelle révulsion. Le garçon encore croyant, superstitieux même, était en train de découvrir que les vrais Satans pouvaient être des gens d'Église dépourvus de compassion humaine dont les crimes contaminaient l'Évangile même qu'ils prêchaient. Ce tableau terrible est certainement pour Challe une expérience capitale même s'il l'avait imaginé (ce que je ne peux croire)(11). Il se peut, bien sûr, qu'elle lui était revenue à l'esprit de manière de plus en plus obsessionnelle après cette expérience capitale du voyage aux Indes.

De telles expressions catholiques dans une France où la Révocation était généralement approuvée sinon applaudie sont rares. Challe devance les Lettres persanes en dénonçant la violence pratiquée au nom de la religion(12) -- violence constamment symbolisée, pour lui comme pour Montesquieu, par la Révocation de l'Édit de Nantes et l'abominable argument qui servait à la justifier : « Cet Évangile porte une loi de forcer tout le monde, loi dont on voit de si cruelles exécutions : Compelle intrare » (D 228). Ce dernier référent n'a rien d'ambigu : Compelle intrare, injonction du Seigneur dans la parabole des conviés (Luc 14.15-24), résume en un mot, pour Challe comme pour Bayle, toute l'atmosphère des conversions forcées dont Challe a eu connaissance dans les années 1665-1695 et au-delà(13).
 

La partialité simpliste du Journal sera complètement absente de ses autres écrits. On sait qu'il n'épargne guère l'Église romaine dans les Difficultés sur la religion. Mais on peut ajouter qu'encore dans les Difficultés Challe est aussi peu tenté par la pensée protestante que par celle de Mahomet(14). Autrement dit, en dénonçant les préceptes catholiques il ne recourt jamais à une alternative protestante : il a beau être un catholique difficile, il ne pense décidément le christianisme, même le christianisme en tant qu'adversaire, que par rapport à l'Église. Théologiquement, huguenots et catholiques sont pour lui tout simplement deux partis qui s'affrontent sans qu'aucun des deux n'ait un avantage spécial (D 38) ; au fond il les renvoie dos à dos avec un mépris égal -- déjà voltairien -- pour l'hagiographie catholique et l'ancien-testamentisme protestant : « Les protestants reprochent aux papistes leurs légendes, leurs vies et les extravagances de leurs saints, leurs visions, leurs révélations etc., pendant qu'ils font leur plus sainte occupation de feuilleter les livres des Juifs, mille fois pires » (D 146). Seulement, comme la lutte n'est pas égale et que les victimes sont toutes d'un seul côté, le sujet auquel Challe revient constamment, ici comme dans les Mémoires, est bien celui de la souffrance infligée aux huguenots et l'intolérable hypocrisie des prélats à leur sujet.

Il n'a d'ailleurs guère meilleure opinion des conversions réalisées par des moyens moins cruels. Ses voyages l'ayant rendu sceptique à l'égard de tout prosélytisme, il se méfie autant des conversions en Nouvelle France qu'en Chine :
 
 

On dira peut-être: mais quelques missionnaires convertissent des nations entières. Si l'on voyait comme je l'ai vu la façon dont cela se fait, qu'on emploie dès qu'on le peut, on ne ferait pas cette objection que chaque religion peut faire, car on voit des conversions dans toutes. [...]

La plupart des conversions se font chez des nations sauvages qu'on surprend par autorité et par l'avantage que nous donnent sur eux les armes, les sciences et les arts [...].

On m'en montra un à qui on avait donné de l'eau-de-vie pour laisser baptiser son enfant. Il le rapporta le lendemain pour avoir la même récompense. [...]

Voilà le don de Dieu, voilà ces âmes gagnées à Jésus-Christ. Je n'en parle point sur les relations, j'ai vu. (D 93).


Relevons surtout deux points dans cette éloquente dénonciation. D'abord, le sujet qui préoccupe Challe est celui des conversions, où qu'elles aient lieu, car les méthodes mises en œuvre, aussi variables qu'elle puissent être selon le terrain, sont toujours suspectes : « les ruses, les traits machiavélistes, la force, la violence ». Ensuite, cette insistence, la même qu'on a vue par rapport aux dragonnades, sur la sûreté et la sincérité du témoin oculaire : « je l'ai vu [...] j'ai vu ». Cette réduction de toutes les missions et toutes les conversions à un même principe, que ce soit en France ou aux antipodes, est claire dans le passage suivant, situé beaucoup plus loin, où Challe passe sans aucune transitiondes Hurons aux huguenots :
 
 

On prêchera bientôt aux Américains que leurs pères se sont convertis par miracle et par l'inspiration du Saint-Esprit, on ne parlera ni de fourberies, ni de violences, ni de massacres qui ont été si beau train !

Un évêque a bien eu l'impudence d'écrire de nos jours qu'on n'avait violenté les huguenots ni dans leurs personnes ni dans leurs biens, et cela dans le temps que les galères étaient actuellement remplies de ces malheureux, qu'un courage aussi héroïque que mal placé avait fait triompher de la tyrannie, et lorsqu'on traînait par les rues les corps de ceux qui s'étaient dédits des confessions qu'on en avait extorquées, et enfin lorsque l'on voyait les dragons érigés en missionnaires employer le viol et le massacre pour faire embrasser la pure et sainte religion.(15) (D 228)


Il est vraiment étonnant de trouver à l'époque une telle rhétorique chez un écrivain catholique ; en dehors de la satire un peu pichrocoline de la guerre antihuguenote que faisait vers la même époque Marivaux(16), je ne connais guère d'exemples de cette force que sous des plumes protestantes, surtout qui avaient subi connaissaient l'expérience personnellement. Il faut attendre le Cleveland de Prévost en 1731 pour voir publier par un écrivain catholique un texte représentant la répression et les conversions forcées en compatissant avec les huguenots -- dans des passages qui sont d'ailleurs supprimés dans l'édition parisienne(17).

A cet argument, par tours vicéral, humanitaire, et théologique, s'ajoute des arguments politiques. Le plus général, surprenant lui aussi à une époque où tous les monarques sont des défenseurs en titre d'Églises établies (il le sont souvent encore aujourd'hui), est qu'il n'appartient pas au monarque de se mêler de religion, il « sort de sa sphère quand il veut étendre son pouvoir sur les sentiments qu'on doit avoir sur la divinité et sur le culte qui lui convient » (D 61). Mais c'est surtout les conséquences pratiques de la Révocation qui retiennent son attention dans les Mémoires. Il dénonce avec une égale ardeur les mauvais conseillers qui ont amené le roi à cette décision et les terribles pertes qu'elle a objectivement occasionnées au royaume. Louis XIV a « perdu l'amour de ses sujets par la dévotion ridicule où il a été plongé les trente dernières années de sa vie » ; la suppression de l'édit de Nantes « a commencé à perdre la France par l'argent que ceux qui s'en sont bannis ont emporté avec eux et par les manufactures qui faisaient une partie du commerce du royaume que ces bannis volontaires ont porté chez nos voisins » (M 36-37). Le langage de Challe s'échauffe à chaque fois qu'il revient sur ce thème. Colbert aurait épargné à la France ce désastre provoqué par « le zèle indiscret de faux dévots qui gouvernaient Louis » -- Le Tellier est visé, sans doute, « le confesseur » (La Chaise) aussi (M 37), mais Mme de Maintenon surtout. C'est une question de politique tant religieuse qu'économique, dans la mesure où « ceux qui ont fomenté la révocation de l'édit de Nantes » ont aussi « mis sur les marchandises de nouvelles taxes, douanes et autres impôts qui n'ont fait en même temps qu'appauvrir le Roi et le royaume, et ruiner les marchands » (M 127-128). L'attaque de Challe prend la forme plutôt d'une condamnation générale que d'une analyse serrée, puisque tout en accusant l'excès de zèle et la fausse dévotion ; il rejette toute explication pieuse pour ne retenir qu'un sordide intérêt :

 
Ce n'était pourtant pas le zèle de la religion qui le faisait agir, ni lui ni les autres, ce n'était que le seul intérêt temporel, parce que lui, ses parents, son indigne société, et la Maintenon, ministre publique des voluptés du prince, et la plus hypocrite créature qui fût jamais, et d'autres de leur faciende, jouissaient du revenu des biens de ces fugitifs, et qu'ils auraient été obligés à restituer, si ces malheureux étaient rentrés en grâce.

Il est vrai qu'il y en a eu plusieurs qui ont été largement récompensés de leur apostasie, laquelle je ne nommerai jamais conversion, parce que je n'en ai jamais vu aucun véritablement converti; les uns ont eu des charges militaires et de robe, d'autres des pensions, et d'autres ont été autrement récompensés. (M 38-39)


Intérêt des persécuteurs, intérêt aussi des « nouveaux convertis » : pour Challe la situation fourmille de fausseté et d'hypocrisie. Il n'a que mépris pour ceux qui se convertissent insincèrement(18) ; seuls les exilés peuvent dormir tranquils, ceux qui « ont mieux aimé tout abandonner plutôt que d'avoir la conscience bourrelée » (M 37-38). On ne trouve plus ici d'« hérésie » ni de renégats.

Cependant, sur un autre plan, une des conséquences indéniables et non des moindres de la diaspora huguenote était la formation d'un réseau de correspondances à travers l'Europe qui pouvait à l'occasion tourner au préjudice de la France, d'autant plus qu'il s'ancrait sur des faux convertis resté en France. Le rapport direct avec l'expérience maritime de Challe concerne les renseignements dont disposaient les pays ennemis juste avant la bataille de la Hougue :

 
[Pontchartrain] ne savait pas qu'à la faveur d'un vent de Nort-Est les Hollandais s'étaient joints aux Anglais. Sur quoi il faut observer que la quantité de gens de la Religion Prétendue Réformée qui sont en France et qui sous le voile de la catholicité romaine passent pour bons catholiques et sont pourtant dans le cœur de la religion où Dieu les a fait naître, en quoi ils ne sont certainement point blâmables, entretiennent commerce avec leurs parents par la Suisse, Genève, etc. Ainsi les Anglais et les Hollandais savaient tout ce qui se passait en France, dont les postes ne sont point interrompues. (M 255-256)


Il ne s'agit pas ici d'espionnage, et Challe taite d'ailleurs l'aspect religieuse de la situation comme accessoire, laissant entendre que c'est plutôt la faute des Français qui ont créé le problèeme. Mais communication peut devenir espionnage aussi, d'autant plus qu'un grand nombre de marins et militaires huguenots étaient passé au service des pays d'accueil. C'est un cas de ce genre que Challe rapporte dans une autre situation où sur un vaisseau anglais capturé il a la mauvaise surprise de tomber sur un papier portant les « ordres et signaux de l'armée de France qui n'avaient été distribués que le mardi matin(19), et qui en marge de l'impression étaient rendus en anglais d'une écriture à la main ». Le capitaine étant déjà parti, impossible d'identifier la source de la trahison -- car il s'agit cette foi bel et bien de trahison, la feuille ne pouvant être venue que d'une source française. On peut s'étonner dès lors de la réaction laconique et désabusée de son propre capitaine à bord du Prince ; celui-ci, sans en faire un drame, a l'air de suggérer en somme qu'il fallait peut-être s'y attendre : « J'apportai ces ordres et signaux à M. de Bagneux qui ne fit qu'en lever les épaules et me dit en me tournant le dos que la suppression de l'édit de Nantes était une plaie qui saignerait longtemps » (M 274-275)(20). Deux autres officiers à qui il les montre opinent seulement « qu'il fallait que le diable s'en fût mêlé » (M 276), réaction ambiguë pour le moins.

Ainsi, Challe revient constamment à la date de 1685, vraie ligne de partage de l'histoire moderne :
 
 

[L]es bons Français [...] ont prévu la perte de la France tout aussitôt qu'ils ont vu leur roi porter la main à l'encensoir. (M 37).

Depuis la suppression de l'édit de Nantes, il semble que la main de Dieu se soit appesantie sur le royaume. (M 52)
 

[I]l semble que Dieu ait permis depuis cette révocation de l'édit de Nantes que tout ce que Louis XIV et ses ancêtres ont fait pour la grandeur de la France se soit tourné contre lui. (M 58)


La Révocation est cause et symbole d'un déclin massif que le Challe du Journal n'apercevait évidemment pas encore. Cette leçon est désormais si fortement imprimée dans sa mémoire que le pape lui-même fait figure de partisan de la tolérance :
 
 

Ce pape ne prédit-il pas l'humiliation de la France sitôt qu'il vit l'édit de Nantes anéanti, et ne dit-il pas hautement que le roi et le royaume allaient être humiliés, puisqu'il entreprenait sur les droits de Dieu, à qui seul il appartient de tourner les cœurs et la conscience ? (M 66(21))


Challe va jusqu'à dire qu' « il aurait été très avantageux à la mémoire de Louis XIV qu'il fût mort trente ans plus tôt » (M 51) -- c'est-à-dire exactement en 1685. On peut dire que pour Challe à partir de ce moment le règne du grand roi est devenu parallèlement à sa propre vie un « perpétuel cours de disgrâce » (D 334).
 

Au capitaine Hurtin, qui meurt regretté et très catholiquement au cours du voyage aux Indes, il est intéressant de comparer enfin le converti qui figure dans Les illustres Françaises, Terney. Le début de son histoire, quand « [l]a France était dans un calme et dans une tranquillité profonde, dont ses voisins ne la laissèrent pas jouir longtemps » (IF 200)(22), doit sans doute se situer dans l'intervalle entre le traité d'Aix-la-Chapelle (1668) et le passage du Rhin (1672), période du début de la répression. Comme beaucoup de huguenots, il a « des parents en Angleterre » (IF 200), et puisqu'il n'a été élevé ni par des prêtres ni par les bonnes sœurs, il n'entre aucunement dans la psychologie de la vie cloîtrée, on peut même dire qu'il n'a que mépris pour les raisons qui peuvent y motiver une belle fille comme Mlle de Bernay. Si bien que, lorsque M. de Bernay lui refuse brutalement la main de sa fille, Terney projette instinctivement de « passer en Angleterre, où j'aurais trouvé de l'appui et de la protection » (IF 220)(23) -- et pourra se marier en tant que protestant. Or ce qu'il y a de plus intéressant dans cette situation, c'est le refus de Challe, justement, d'en faire un conflit de religions : non seulement le langage de Terney est-il dépourvu de toute expression de ferveur protestante ou catholique, mais aucun membre de la famille de Bernay n'est le moins du monde influencé par son appartenance religieuse :
 
 

[E]n ce temps-là, j'étais encore du troupeau égaré, comme vous l'appeliez, et que nous appelions nous le troupeau réformé. Cela n'avait pas empêché que Clémence ne m'aimât, et que son frère n'eût été mon intime ami, ce n'était point une des raisons du refus de son père ; car il me croyait catholique comme lui(24). (IF 220)


On ne sait si le père serait au-dessus d'une telle considération ; mais comme il reste dans l'ignorance, ce facteur ne joue pas. Ce même passage annonce évidemment, mais encore sans aucune résonance de zèle, la conversion qu'il racontera un peu plus loin.

Vu le contexte historique, on ne peut s'empêcher de penser à la conversion de Turenne en octobre 1668, modèle qui s'impose d'autant plus que Terney combat à ses côtés, et qu'il meurt au cours de la même campagne que le jeune Bernay en 1675 (IF 217). Et comme Turenne, Terney quoique déjà « bon catholique dans l'âme » a longtemps différé sa conversion : le premier à cause de sa femme, restée résolument protestante, et le second retenu par l'intransigence d'une tante huguenote dont il doit hériter. Sous le couvert de la prudence (« je me ménageais auprès d'elle »), il joue sans vergogne la carte religieuse :

Je ne doutais pas qu'elle ne m'appuyât fortement, je lui écrivis dans ce sentiment ; et pour l'engager à tout faire, je lui mandais que la fille en question [...] était prête de passer avec moi en Angleterre, et d'y embrasser la religion réformée. Je la piquais de l'honneur de sauver une âme à Dieu en la retirant de la religion du pape : en un mot, ma lettre était d'un véritable huguenot. (IF 220-221)


Terney débite à son intention un langage pieux qui n'est peut-être qu'un tissu de mensonges. Mais comme la tante a la bonne grâce de mourir à point, Terney, l'amour et l'intérêt aidant, se livre, encore comme Turenne, aux soins de « Messieurs de l'Oratoire » pour son abjuration(25).

Peut-être d'ailleurs est-ce grâce à ses origines protestantes qu'il conçoit le stratagème qui permettra au couple de se marier à la barbe du père. Il s'agit d'un « mariage par paroles de présent », dit l'Encyclopédie, c'est-à-dire où
 
 

...les parties contractantes, après s'être transportées à l'église et présentées au curé pour recevoir la bédédiction nuptiale, sur son refus, déclaraient l'un et l'autre, en présence des notaires qu'ils avaient amenés à cet effet, qu'ils se prenaient pour mari et femme, dont ils requéraient les notaires de leur donner acte(26).


Si Terny ne s'est pas soucié de faire dresser l'acte notorial, il n'a pas oublié l'importance de témoins qui par leur silence ou leur approbation (« Lutrey et d'autres gens de bon sens [...] se déclarèrent pour nous », p. 242) ratifient les vœux des époux(27). Or cette procédure était justement usitée pour réaliser les unions défendues en France entre catholiques et protestants ; Boucher d'Argis attire l'attention sur le fait que les assemblées générales du clergé furent saisies en 1670 et 1675 du sujet des « mariages entre catholiques et huguenots faits par un simple acte, au curé, par lequel, sans son consentement, les deux parties lui déclarent qu'ils se prennent pour mari et femme »(28), afin de prendre des mesures pour y mettre fin. Il n'est donc pas étonnant que le premier instinct d'un ex-huguenot voulant épouser une catholique, après celui de fuire en Angleterre, soit cette expropriation d'une messe pour la transformer bon gré mal gré en noce.

Quelle est cependant la part de conviction religieuse chez Terney ? Geneviève Artigas-Menant s'est posé la question, en juxtaposant au passage sur sa tante, preuve de son « talent de comédien », l'esprit de « dérision », voire de « blasphème » manifesté dans son discours de mariage(29). On peut accorder que quatre éléments de ce dernier passage (IF 240-241) sont d'un goût fort douteux. D'abord, interrompre une cérémonie de prise de voile pour la détourner en mariage constitue déjà un scandale et non seulement sur le plan social, puisqu'il a pour effet de substituer l'amant profane à l'Époux céleste(30). Attester en plus le témoinage de Dieu présent dans le « plus auguste de nos sacrements » sous prétexte que l'hostie est exposée, frôle encore le sacrilège. Déclarer hautement qu'ils se passeront de la bénédiction de l'Église si le prêtre déconfit ne veux pas l'accorder, même si ladite bénédiction n'est pas légalement nécessaire, est d'une désinvolture choquante surtout pour un nouveau converti supposé sincère. Et enfin, consommer le mariage au su de tous au moment où l'épouse porte encore son habit de nonne(31) est, comme l'a suggéré Mme Artigas-Menant, sinon sacrilège au moins parodique.

Il s'agit en effet d'une comédie, perpétrée par un homme dont l'intention est justement de confondre le père de Clémence aussi bien que les religieuses complices de sa ladrerie. Pour y parvenir il fait preuve d'une conscience peu délicate en matière de religion, ce qui peut surprendre vu que c'est un converti de fraîche date, catégorie normalement connue pour son zèle. Par ailleurs les héros des Illustres Françaises ne sont ni insolents ou incrédules, ni excessivement pieux. Mais si la légèreté de Terney aurait sans doute déplu à l'écrivain du roi un peu superstitieux du Journal de voyage, il convient au commentateur plus cynique des Mémoires et encore plus au polémiste anticlérical des Difficultés. Les protagonistes du roman ne sont pas partis en croisade pour réformer le monde, ni pour le sauver des « prétendus réformés », ils sont débonnaires et polis, de fort honnêtes gens souvent pourtant en conflit avec leurs aînés ; ils ne fraudent les droits de l'Église ni ne leur accordent un respect excessif.

C'est pour cela que Les illustres Françaises nous aident à dégager de ce rapide survol une leçon générale où la question religieuse trouve sa place parmi d'autres valeurs humaines. Il ne semble pas exagéré de dire que Challe a créé des personnages qui représentent plus ou moins son propre idéal de l'honnête homme. En ce qui concerne la foi, cet homme-là n'est ni un Bossuet, ni un Bayle, ni même un Challe. Il est croyant s'il veut, mais plus patriote que catholique, modérément vertueux sans ostentation, homme d'esprit sans être petit marquis, aimant ses plaisirs sans être un « roué », galant homme mais non séducteur. L'honnête homme que je décris, c'est aussi, par rapport à mon sujet, l'homme de Nantes et non de Fontainebleau. Si dans le domaine de la critique religieuse on aperçoit déjà poindre en Challe un certain Voltaire sinon un La Mettrie, dans le monde romanesque c'est déjà une forte dose de Montesquieu, de Marivaux, et bien sûr de celui qui a subi plus qu'aucun autre son influence, d'Antoine Prévost.

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NOTES

1. Témoin l'histoire de Fanchon, huguenote aux mœurs faciles, que Challes avait rencontrée à Paris et retrouve en Martinique (JV A 512-518).

2. Frédéric Deloffre, Robert Challe (Paris : SEDES, 1992), p. 29.

3. Je désigne ainsi les éditions du Journal de voyage (JV) : A = Journal de voyage aux Indes, éd. Frédéric Deloffre et Melâhat Menemencioglu. Mercure de France, 1979 ; B = nouvelle éd. du même en 2 vol., 1983; C = Journal du voyage des Indes Orientales : à monsieur Pierre Raymond, éd. Jacques Popin et Frédéric Deloffre, Genève : Droz, 1998.

4. M = Mémoires, éd. Frédéric Deloffre et Jacques Popin, Genève : Droz, 1996

5. « L'attitude religieuse de Challe d'après son Journal de voyage », Travaux de Littérature nº 2 (Paris : Belles Lettres, 1989) : 153-166, p. 165.

6. Journal du voyage des Indes orientales à Monsieur Pierre Raymond, éd. Jacques Popin et Frédéric Deloffre, Genève, Droz, 1998, p.  199 ; cf. Frédéric Deloffre, Robert Challe, p. 30.

7. De même, un passage racontant qu'un ministre hollandais et « un Lascaris ou esclave [...] sont allés cette après-midi de compagnie à l'autre monde, l'un hérétique, l'autre idolâtre, belles âmes devant Dieu ! » (JV C  282) devient : « Le ministre, ou le prédicant hollandais, et un des Lascaris dont j'ai parlé ci-dessus, ont pris la peine de se laisser mourir cet après-midi » (JV A 507 ; B II.234).

8. D = Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, éd. Frédéric Deloffre et Melâhat Menemencioglu, Oxford: Studies on Voltaire and the Eighteenth Century nº 209,.1982.

9. D 450, note 49.

10. Challe avait eu d'amples occasions de rencontrer des réfugiés huguenots, non seulement en Holland mais au cours de ses traversées : sur le pourcentage de protestants en fuite à bord du Saint Louis avec Challe en 1786, voir la communication de M. Bosher.

11. Michèle Weil a constaté la similarité entre ce récit et celui d'un Français exilé rapporté dans l'anonyme Les libertins en campagne de 1710 : voir Robert Challe romancier (Genève : Droz, 1991), p. 242-243. Si l'ouvrage en question n'est pas de Challe, il n'en illustre pas moins ainsi le genre d'histoire qui se racontait sur les dragonnades et autres souffrances des huguenots.

12. « Qui ne frémirait d'indignation au seul récit des massacres, des perfidies, des pillages exercés sous le nom et au nom de la religion ? Où a-t-on vu ailleurs une Saint-Barthélemy, des guelfs et des gibelins ? Combien d'horreurs, de cruautés, d'injustices, d'actes dénaturés l'Inquisition traîne-t-elle après elle ! Combien en entraînent les autres persécutions ! Combien de malheureux innocents sont péris de faim et de soif, de froid et de misère ! Combien dans les tourments ! » (D 245). Le ms. M ajoute, après les Guelphes et Gibelins : « la mission des dragons contre les huguenots ». Dans les Mémoires, il cite avec approbation saint Bernard : Religio suadetur, non imponitur (M 38).

13. Cf. le fameux pamphlet de Bayle : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ: « Contrains-les d'entrer », où il est prouvé par plusieurs raisons démonstratives qu'il n'y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte (1686).

14. Comme l'a déjà constaté Frédéric Deloffre, Challe « radicalisera et généralisera sa critique du catholicisme dans les Difficultés sur la religion, il étendra à tous les ecclésiastiques la plupart des critiques qu'il réserve ici aux jésuites » (Robert Challe 34-35). Deloffre soutient pareillement « la continuité entre la pensée qui affleure dans le Journal de voyage et celle qui s'exprime avec netteté vingt ans plus tard dans les Difficultés sur la religion. » (idem, p. 39)

15. Allusion probable aux Instructions pour Pâques 1686 aux nouveaux convertis de Bossuet: cf. note III.423 p. 502-503.

16. Il s'agit du rôle d'Oménée dans Le Télémaque travesti (Œuvres de jeunesse, Paris : N.R.F., 1972, p. 832-845); cf. la notice de Frédéric Deloffre p. 1260-1261. La dénonciation malgré son contexte humoristique ne laisse pas d'être courageuse; aussi le texte n'a-t-il paru qu'en 1736.

17. Le philosophe anglais, ou histoire de M. Cleveland, in Œuvres de Prévost (Presses Universitaires de Grenoble, t. II, 1977) ; voir surtout livres vi-vii (p. 293-354), et les notes correspondantes au t. viii. A l'égard des coupures pratiquées dans l'édition de Paris, voir mon « Prévost et son Cleveland: essai de mise au point historique », Dix-Huitième Siècle, nº 7 (1975), p. 181-208.

18. « Le Gendre était fils d'un apothicaire de Montpellier, n'ayant pas plus de religion qu'un chien ; [...] ils s'étaient rendus catholiques romains, de calvinistes qu'ils étaient, à la première sommation. Cette prompte obéissance à la volonté du souverain avait procuré une petite pension au père, et de l'appui au fils » (M 330).

19. Il semble qu'on est samedi, l'escadre ayant mis à la voile mardi, et la bataille navale décrite par Challe ayant eu lieu jeudi l'avant-veille.

20. Bagneux est cité dans le Journal parmi un groupe de gens « qui tous se faisaient un honneur ridicule de ne croire que faiblement les véritées évangéliques, de donner tout à la prédestination » (JV A 58; B I.58).

21. Il s'agit d'Innocent XI. On retrouve presque la même expression plus tard, s'agissant d'un arrêt du conseil contre les mendiants : « Le pape apprit cette dureté [...] et ne put empêcher de dire que c'en était trop à Louis d'avoir porté sa main à l'encensoi en violentant les consciences par sa mission à la dragonne » (M 282).

22. IF = Les illustres Françaises, éd. Jacques Cormier et Frédéric Deloffre, Livre de Poche, 1996.

23. De même, après son duel il fuira en Angleterre, puis en Hollande (M 229), et retournera par la suite en Angleterre (M 230).

24. De même, Challe approuve deux officiers ennemis qui affichent leur estime et amitié en pleine guerre (M 267).

25. IF 221-222. C'était également un Oratorien qui a achevé la conversion différée du capitaine Hurtin : voir JV A 177.

26. Encyclopédie, art. « Mariages par paroles de présent » de Boucher d'Argis.

27. Cf. Michèle Weil, op. cit., p.159; les éditeurs des Illustres Françaises signalent d'ailleurs en note que le mariage est « parfaitement conforme au droit canon » (p. 241, n. 1). Jacques Popin cite une anecdote des Mémoires dont cette scène serait la transposition, où un savetier qui vint avec sa maîtresse « trouver le curé, accompagnés de leurs parents mutuels et, en présence de tout le monde, lui demanda la bénédiction qui lui fut refusée » (Poétique des "Illustres françaises" [Mont-de-Marsan, Éds. Interuniversitaires, 1992], I.132-134). On sait l'importance que revêtira ce genre de cérémonie dans les Promessi sposi de Manzoni.

28. « [...] il fut résolu d'écrire une lettre à tous les prélats, pour les exhorter de faire une ordonnance synodale, portant excommunication contre tous ceux qui assisteroient à de pareils mariages, & que l'assemblée demanderoit un arrêt faisant défenses aux notaires de recevoir de tels actes » (ibid.).

29. « La religion dans Les Illustres Françaises » (in Geneviève Artigas-Menant et Jacques Popin, éd., Leçons sur « Les illustres Françaises » de Robert Challe, Champion-Slatkine, 1993, p. 217-239), p. 231-232.

30. La cérémonie est déjà entamée par la formule : « Que désirez-vous ? » à laquelle elle répond, « Je demande monsieur le comte de Terny pour mon époux » (M 239).

31. « [L]es habits qu'elle avait sur le corps ne m'empêchèrent point d'en faire ma femme. Je le déclarai tout haut ensuite » (IF 242).

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