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[Article quelque peu modifié, paru dans Saggi et ricerche di litteratura francese, vol. XXI (1982), p. 191-241]


Les Signes du Comique


Sur le plan de l'intrigue, les éléments traditionnels de la comédie sont assez bien connus. Grâce à des études aussi différentes que celles de Northrop Frye et de Charles Mauron, qui se recoupent pourtant sur bien des points(1), nous reconnaissons d'emblée le barbon et le valet, les amoureux et les fâcheux de la «nouvelle» comédie qui domina les tréteaux depuis Térence jusqu'à Beaumarchais. Notre tentative ici n'est pas de modifier ces données mais d'attirer 1'attention sur les thèmes et les stratégies dramatiques de la comédie aussi bien que sur les personnages-type, afin de cerner de plus près, s'il se peut, non le sens de la comédie en tant qu'institution, mais les signaux propres au comique.

Il est un aspect de la théorie comique qui fait encore sérieusement défaut, c'est celui du rire. Entre le purement physiologique -- quels muscles et nerfs réalisent l'acte de rire -- et le psychanalytique, personne n'a su finalement nous dire, ni Freud ni Bergson, ni Baudelaire ni Meredith, pourquoi on rit. Décharge d'un surplus d'énergie psychique? Mais pourquoi prend-elle, et dans certaines circonstances seulement, cette voie précise plutôt qu'une autre? Et puis «rire » désigne toute une gamme de manifestations objectivement diverses; l'occasion de se tenir les côtes est bien moin fréquente que celle de sourire où les manifestations d'une soi-disant «décharge» sont infiniment plus subtiles. Il va donc s'agir ici d'associations et non d'explications: sans prétendre dire pourquoi les choses sont comiques ou pas, nous nous contenterons d'identifier et d'analyser un certain nombre de traits qui sont habituellement à leur place dans la comédie, si bien que leur présence peut suffire pour classer une œuvre sous cette rubrique. C'est bien un message générique qu'ils communiquent au spectateur.

Aucun de ces articles ne paraîtra surprenant; ils sont au contraire plutôt évidents. Mais il est quelquefois utile de constater ce qui semble aller de soi, pour mieux situer ensuite le fond des problèmes qui restent à résoudre. Or il y a par rapport au comique une ambiguïté déconcertante et qui résiste à l'analyse, à savoir son rapport étroit avec le tragique. Walter Kerr l'a souligné dans un ouvrage intelligent intitulé Tragedy and Comedy (2), où il les met en contrepoint, expliquant l'une par rapport à l'autre, et jette ainsi une lumière nouvelle sur ce fait, que la comédie n'est pas seulement satire (voire parodie) du monde, mais plus précisément satire de la tragédie. Du coup la question du rire comique est réorientée non seulement vers la «vie» mais aussi vers des considérations littéraires. Dans une perspective fondamentalement différente de celle de Frye sans pourtant être en conflit avec elle, Kerr rend compte à sa manière de la parenté entre Charlie Chaplin (l'un de ses sujets préférés, en effet) et le tragique de la vie. Il a peu remarqué cependant le degré de proximité entre l'action comique et celle de la tragédie.

Il est peu de traits comiques qui n'aient leur analogue tragique, comme si la mission comique était justement de frôler indemne le danger. Il n'est guère de sujet comique, si par là on entend sujet intrinsèquement comique; les deux genres opposés occupent ici un large territoire commun. Ce qui les distingue l'un de l'autre peut bien être le fait que, selon la convention bien connue, l'une «finit bien» et l'autre pas; mais ce n'est pas en tout cas que l'une traite de telle ou telle chose qui ne soit pas du ressort de l'autre. Qu'on ne s'étonne pas non plus de trouver des passages remarquablement similaires ici et là. «Il suffit que sur moi je me rends absolue» et «Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence», sont deux vers qui se trouvent non dans Cinna mais dans L'Illusion comique (III, 8; III, 9). Il y a, certes, des différences de ton, et c'est elles qui sont capitales.

Il ne suffirait pas, par exemple, de remarquer que l'amour est couronné dans la comédie tandis qu'il est châtié dans la tragédie; il faudrait en plus constater que les conditions de son existence sont très différentes selon le genre. L'amour des Léandre et des Isabelle ne ressemble en rien à celui des Andromaque et des Oreste, et il faudra dire pourquoi. L'idée qu'il s'agit du même «sujet» prête à méprise si on ne voit pas qu'il faut partir de la question de genre. Il n'en est pas moins vrai que cette communauté de sujet est d'un autre côté profondément significative. La comédie joue avec le feu -- et s'en moque; sa jouissance est périlleuse. La tradition française, il est vrai, n'a jamais adopté (sauf dans le drame) la tendance shakespearienne à laisser volontiers comédie et tragédie se côtoyer; l'univers du Tempest, sans Prospero, penche vers l'abîme; Shylock ne plaisante guère quand il réclame sa livre de chair. Mais cela n'empêche pas la comédie d'être à tout moment voisine de la tragédie, comme nous essaierons de l'indiquer dans ce qui suit.

Pour bien désigner la comédie, le ton, ou la perspective, est tout. Si l'on dit que dans la comédie on a habituellement affaire à un conflit entre pères et fils, ou que les amants sont contrariés par un obstacle qu'ils sont seuls incapables de lever, force est de constater que cela vaut également pour bon nombre de tragédies. Mais lorsqu'on dit que le barbon veut empêcher les amoureux de se marier, ce n'est plus tout à fait la même chose, et il ne peut s'agir que de comédie En effet, les parallèles entre ces deux genres sont nombreux, et pour jeter le maximum de lumière sur l'un ou l'autre la tâche la plus immédiate est peut-être moins de l'étudier dans sa «spécificité» que de le regarder face à son «contraire» qui pourtant lui ressemble tant.

On ne trouvera donc pas ici de défnition de la comédie, mais l'énumération d'un certain nombre de marques dont chacune suffirait au moins provisoirement, pour le spectateur, à assimiler le spectacle au genre comique -- et qui, cumulativement, établissent définitivement cette appartenance. Aussi bien la liste n'est-elle pas exhaustive: aucun de ces traits n'est peut-être obligatoire pour qualifier une pièce de comique, même au simple sens traditionnel. Dans Le Joueur de Regnard, par exemple, bien des caractéristiques d'intrigue «comique» font défaut: le père n'est pas opposé au mariage, d'ailleurs l'amoureux ne sera pas sauvé à la fin, n'épousera pas l'amante (c'est, en dépit de la norme, un vieux qui l'aura!), et la malédiction paternelle vient à la fin plutôt qu'au début. Cela ne prouve pas que les conventions sont inapplicables, car l'effet de cette pièce dépend en partie des attentes habituelles qui sont, justement, déjouées. Chez Marivaux, le vice moliéresque est souvent absent, ainsi que le père-obstacle, et tous les personnages sont sympathiques; dans Le Jeu de l'amour et du hasard le père renonce à son autorité et ne veut donner d'ordres que s'il les sait conformes à la volonté de son enfant.

Il s'ensuit que l'absence du barbon habituel n'empêché pas la pièce d'être une authentique comédie, comme le prétendrait une définition restrictive. Mais par contre, il suffit de la présence dans une pièce d'un père présenté d'une certaine manière (dit «barbon») pour qu'elle se définisse d'emblée comme comédie: c'est une condition suffisante, mais non forcément nécessaire.

Il en est ainsi de plusieurs types de personnage comique, dont certains remontent à l'antiquité et d'autres à la commedia dell'arte: en plus du père-barbon il y a le docteur, le bourgeois citadin, le paysan, la commère, le valet fourbe (ou seulement spirituel et malin), le capitan. Leur présence est le signe suffisant du comique: non à défaut de contexte, comme si le spectateur ignorait absolument qu'il assistait à une comédie, mais dans ce sens qu'ils entretiennent l'ambiance comique tout au long du spectacle. Cette fonction en tant que telle n'est pas particulière à la comédie, elle est inhérente à l'idée de genre. Chaque vers d'un poème déclare, entre autres choses bien entendu: ceci est un poème. Seulement, dans le cas de la comédie, s'y connote une garantie peut-être plus précise que dans la plupart des autres genres.

La comédié, chacun le sait, «finit bien». La fin a beau être factice, il faut qu'elle soit heureuse, c'est là une exigence formelle. Historiquement, cet aspect de la comédie est en effet beaucoup plus constant que le rire: les premières comédies de Corneille ne sont pas du tout «drôles» comme le seront celles de Molière. Les amoureux se marieront, et souvent les serviteurs aussi. Notre regard ne les suivra pas plus loin; cette convention ne signifie nullement que la comédie «croit» au mariage, dont souvent elle se moque(3). Ce n'est pas parce qu'ils «seront» heureux qu'on se réjouit à la fin de la comédie, mais parce que dans la comédie le bonheur se définit, d'une manière aussi limitée que figée, par le mariage des amoureux, qui sert à rendre heureux non les amoureux mais les spectateurs. Chaque indice générique, en entretenant l'efficacité de la communication comique, garantit aussi, en termes de l'intrigue, que toute incertitude est contrôlée de manière à écarter toute inquétude réelle en ce qui concerne le sort des personnages sympathiques.

Pour cette raison on est en droit d'évoquer une sorte de «fatalité» comique; mais ici les dieux sont bons. La comédie, comme le dit Anselme à la fin de La Sœur,

Semble un jeu pour notre heur dans le ciel concerté (V, 7).
Aussi n'est-ce pas pure plaisanterie quand Scapin remarque que «le Ciel, l'un après l'autre, les amène dans mes filets» (Les Fourberies de Scapin, II, 6), car le «ciel» n'est autre que le génie comique, qui arrange les choses comme nous les attendons. Quelquefois un personnage occupe directement cette fonction démiurgique qui consiste à veiller à ce que tout se passe selon l'ordre. Alcandre, à l'instar de Prospero, rassure périodiquement Pridament dans L'Illusion comique: «Ne craignez point» dit-il (II, 9); il garantit le sort de Clindor, et par là le contrat comique, en assurant: «Vous le verrez bientôt heureux en ses amours» (III, 12). De même, Trivelin, dans le monde bouleversé qu'est L'Île des esclaves, s'empresse de rassurer: «cela finira plus tôt que vous ne pénsez» (sc. 3); «Ne vous impatientez point, montrez un péu de docilité, et le moment espéré arrivera» (sc. 5). Autrement dit: non, vous n'avez pas par mégarde traversé la frontière de du tragique; le texte va rester fidèle à sa promesse implicite. Le dieu comique est dans son ciel, et y veille à tout. Le ciel comique, sans signification théologique, est arbitraire mais structurellement extérieur aux données de l'intrigue; il n'est autre chose que le genre lui-même.

Considérons par exemple les dernières paroles de Chrysalde dans L'École des femmes:

Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ses soins officieux,
Et rendre grâce au Ciel, qui fait tout pour le mieux. [V, 9]
Quoiqu'il soit orthodoxe de dire que le ciel «fait tout pour le mieux», cette curieuse action de grâce ne résisterait guère à un examen religieux. La «leçon» n'est pas vraiment que tout finit bien, mais que la comédie se termine comme elle le doit. Par conséquent le ciel comique a un potentiel extrêmement ambigu par rapport non seulement à la fatalité tragique, mais aussi à la moralité officielle. La tragédie, elle, rétablit l'ordre par un mouvement cataclysmique; le jour, comme le dit Phèdre, redevient clair après la purgation:
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté.
L'ordre que rétablit la comédie, par contre, est profondément ironique. Cliton, qui reste seul avec les spectateurs pour commenter le sort de Dorante à la fin du Menteur, nous fournit une bonne moralité comique:
Vous autres qui doutiez s'il en pourrait sortir,
Par un si bon exemple apprenez à mentir. [V, 7]
Per sonne ne va croire que la pièce existe pour «apprendre à mentir»: ce sera l'erreur de Rousseau de prendre toujours la moralité comique au pied de la lettre. Pourtant, cette conclusion n'est pas absolument fausse non plus, car la comédie admet en effet que récompenses et peines ne coincident pas avec les vertus et les vices. Bon enfant par son respect des vœux du spectateur, la comédie est mauvais enfant par le regard oblique qu'elle jette sur le rapport entre nos actions et nos croyances. Les vérités reçues y sont sujettes à mille insultes. Frontin souligne cette inconséquence morale de la machination comique en terminant l'acte II de Turcaret avec ces paroles:
Après quelque temps de fatigue et de peine, je parviendrai enfin à un état d'aise. Alors quelle satisfaction! quelle tranquillité d'esprit!... Je n'aurai plus à mettre en repos que ma conscience.
Anouilh n a pas eu tort non plus en qualifiant La Double Inconstance de «proprement l'histoire élégante et gracieuse d'un crime»(4).

Il faudrait préciser aussi que le rire et la comédie ne sont pas synonymes, et que la comédie incorpore souvent des formes de plaisanterie pouvant très bien exister et se définir sans référence à elle. Les calembours, par exemple, y sont fréquents:  «Épouser une sotte est pour n'être point sot» (L'École des femmes, I, 1);

Lucrèce.  Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.
Sabine.  Je ne les crois non plus; mais j'en crois ses pistoles.
De même, l'évidence bête:
Nérine. Que fait Valère?
Hector. Il dort.
Nérine. Il faut que je le voie.
Hector. Va, mon maître ne voit personne quand il dort. [Le Joueur, I, 2]

Arlequin. M'entendez-vous un peu?
Euphrosine. Non.
Arlequin. C'est que je n'ai encore rien dit. [L'Île des esclaves, sc. 8(5)]

Ces échanges, quoique amusants, n'ont rien de proprement théâtral. Un jeu de scène comme la bastonnade, par contre, n'a aucun rapport nécessaire avec le rire en dehors de la situation théâtrale. Ce sont des procédés analogues plutôt que les plaisanteries en général qui nous intéressent surtout ici. Il faut ajouter toutefois que cette distinction n'est pas étanche, et que le jeu de mots peut devoir son relief à sa mise en situation, sans pour autant cesser d'être pour la forme essentiellement indépendant d'elle. Prenons l'exemple du drapier qui veut savoir qui est le vrai Pathelin:
Ha! je vois veoir en vostre hostel
Par le sang bleu, si vous y estes! [Pathelin, v.1534-1535]
Le «si vous y êtes» est un pur illogisme, une «figure de pensée» autonome, mais elle manquerait de sel sans toute l'intrigue précédente qui explique la perplexité extrême du personnage qui parle. Lorsque Scapin dit à Argante: «Parbleu, Monsieur, je suis un fourbe ou je suis un honnête homme; c'est l'un des deux» (Les Fourberies de Scapin, II, 6), l'alternative ne vaut que parce que la vérité (que Scapin est un fourbe) est avouée, mais de manière à n'être pas reconnue par la victime(6). La formule verbale acquiert ainsi une valeur ironique situationnelle.

Une simple constatation de la vérité, placée dans un contexte particulier, peut être considéréé comme un procédé typiquement comique. Fréquemment il s'agit de dire, ou de faire avouer au personnage, ce qu'on pense de lui: Zerbinette, ne sachant pas que c'est à Géronte lui-même qu'elle parle, l'appelle «avare au dernier point», «ce chien d'avare», «mon ladre, mon vilain»; puis elle souligne inconsciemment l'ironie de la situation par la remarque: «Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte» (Les Fourberies de Scapin, III, 4)(7). Figaro, qui ne comprend pas lui-même la situation dans laquelle il vient d'être jeté, va même plus loin:

Puisque Madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi: mais à votre place, en vérité, Monsieur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons. (Le Mariage de Figaro, II, 20).
Une variante du procédé consiste à coincer le personnage dans des circonstances où, sans croire si bien dire, il dit lui-même ses propres vérités, comme Argante: «Je ne suis point bon, et je suis méchant, quand je veux» (Fourberies, I, 4)(8).

Procédons donc, sans ordre hiérarchique, à une énumération partielle de ce qu'on se contentera d'appeler des signes du comique. Ils ont une double fonction, comme on essaiera de le montrer par notre premier exemple. Et puisque la comédie se situe génériquement davantage par rapport à la tragédie (ou, selon l'époque, au drame) qu'autre chose, on s'efforcera aussi, dans tous les cas possibles, d'identifier -- tout en en démarquant aussi bien les différences -- le trait tragique parallèle.
 

Le cocuage. Quoique Molière en particulier en ait tiré le parti qu'on sait, il n'est guère de thème plus constant dans la tradition comique. Pourtant rien, en soi, n'en fait un sujet proprement comique: rien... que le mot. Comme le dit Chrysalde, «Le cocuage n'est que ce que l'on le fait» (L'École des femmes, IV, 8). Appelez-le infidélité ou adultére et le ton badin cède aux accents sombres des grands dilemmes dramatiques. Le mot de cocuage désigné donc, non seulement un fait d'intrigue mais en même temps une façon de le regarder qui se rattache à tout un réseau d'associations génériques. La femme du roi est infidèle; le bourgeois est tout bonnement cocu(9). Ainsi, lorsque Arnolphe dit à Chrysalde, au début de L'École des femmes:

Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l'infailliblé apanage [I, 1],
et plus loin:
Ciel! faites que mon front soit exempt de disgrâce [III, 5],
il met en mouvement un enchaînement sémiotique assez complexe, que le spectateur reconnaît instinctivement et qui du coup lui garantit toute une ambiance comique: le mot front renvoie aux cornes qui, par association métaphorique, symbolisent le coucou, qui à son tour (grâce à une autre série enchâssée (coucou > oiseau qui pond ses œufs dans les nids des autres > homme qui jouit du bien d'autrui) symbolise le mari trompé. Toute une constellation de termes déclenchent ainsi le procédé symbolique: dans L'École des femmes, par exemple, on trouve cornes et front(10), disgrâce(11), cocu, sot, infâme(12), et confrérie(13). Dans cette pièce, naturellement, le sujet est fortement thématisé, mais on le trouvé partout en doses plus délayéés; c'est la vengeance des femmes dont parle Martine dans Le Médecin malgré lui (I, 3)(14), à laquelle fait allusion même la sage Henriette des Femmes savantes(15), et qui est ailleurs qualifiée euphémiquement d'accident(16).

Chaque allusion de cette sorte véhicule en même temps un autre message implicite, accessoire en termes d'analyse formelle, mais fonctionnellement capital, à savoir: vous êtes en pays comique. Tout au long de la pièce, chaque signe comique, quelles que soient ses autres valeurs sémantiques, communique au spectateur l'assurance qu'il n'a pas quitté le domaine comique, et par conséquent que les amoureux obtiendront gain de cause et ainsi de suite. Autrement dit, la comédie ne cesse de signifier: je suis une comédie. Le discours comique est là, tout comme les magiciens Prospero et Alcandre, pour rappeler à tout moment l'efficacité d'un contrôle générique qui suffit seul à garantir l'ascendant comique et tout ce qu'on est en droit d'attendre grâce à cette donnée. La musique mélodramatique, dans un film policier, n'entretient le suspens que parce qu'elle répond à une association fixe chez le spectateur et qui est rigoureusement rattachée à son appartenance générique. On pourrait dire qu'il s'agit d'une fonction «phatique» qui renforce l'existence et la possihilité même de la communication en se portant garant de ses conventions.

Le cocuage n'est drôle que parce qu'il est aseptisé par d'autres connotations: bourgeoisie, jalousie, bêtise, etc. Il est parent des forces violentes dans la société humaine, mais justement il manque de violence et est ridicule parce qu'il est banal et impuissant. Le cocu est incapable de se venger, d'où son ridicule foncier. Analogue tragique: l'infidélité, l'adultère.
 

La jalousie. Le cocu est jaloux, «Jaloux à faire rire» comme le dit Horace (L'École des femmes, I, 4). Ce n'est qu'un ridicule de plus pour le personnage comique déjà caractérisé par d'autres obsessions, surtout sa préoccupation bourgeoise de la possession. La petitesse jalouse de la comédie -- «Fi, le vilain, qui est jaloux de sa femme!» s'exclame Sganarelle (Le Médecin malgré lui, II, 3) -- n'a rien en commun avec la jalousie grandiose d'orgueil blessé d'un Thésée ou d'un Pyrrhus. Analogue tragique: la jalousie vengeresse.
 

Le barbon. Le père comique est d'un type particulièrement stylisé; avec son obstination et ses manies, il porte le grand poids du ridicule. Plus que tout autre il est le sine qua non de la comédie, quoiqu'il partage quelquefois avec le valet l'essentiel de la fonction de faire rire. La mère fait souvent défaut, et force est de constater que son rôle dans la comédie n'est pas indispensable. Quand elle est présente, elle est le plus souvent, comme 1'a remarqué Frye, partisane des amoureux contre le père. Il existe bien entendu des variantes: dans Les Femmes savantes, c'est la mère qui sert d'obstacle et précisément parce que chez Philaminte la femme a usurpé les pouvoirs masculins dans la famille. Le père est typiquement vieux, comme le soulignent ses noms traditionnels de Senex et Géronte (au dix-septième siècle le héros appelle volontiers son père «mon vieillard»), et généralement il est avare aussi. Comme dans la tragédie, un conflit fondamental s'établit entre protagonistes paternel et filial: «Et qu'un père incommode un homme de mon âge!» s'écrie Dorante dans Le Menteur (IV, 4). Si les jeunes ne parlent guère avec respect de leurs pères, ceux-ci vitupèrent à leur tour contre leurs fils et souhaiteraient les claquemurer(17). Mais alors que dans la tragédie la culpabilité dans ce conflit est portée sur la tête du fils, comme l'a montré Charles Mauron, dans la comédie c'est le père qui doit l'assumer. Ainsi cet échange typique la relation comique:

Géronte.  Je valais dans mon temps mon prix comme un autre.
Lisette.  Cela fait que bien peu vous valez dans le nôtre. [Le Légataire universel, II, 4]
Par contre, dans l'échange entre Don Diègue et le Comte dans Le Cid, dont cette réplique de Lisette est peut-être la parodie, c'est le Comte qui est dans son tort pour avoir intimé la même chose, et doit l'expier. Ce conflit se double souvent d'une rivalité amoureuse: dans L'Avare, dans Le Légataire universel, pour ne citer que deux: exemples, le père (ou oncle) veut épouser l'amoureuse du fils/neveu(18). Il va de soi que la préférence va à la jeunesse(19).

Dans la comédie, les jeunes sont impatients de jouir de leur liberté aux dépens du père autoritaire, dont ils souhaitent assez brutalement la mort(20). Liberté et succession sont à cet égard synonymes: «Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères; et on s'étonne, après cela, que les fils souhaitent qu'ils meurent» (C1éante, dans L'Avare, II, 1). La comédie reconnaît non seulement que les gens meurent peu héroïquement, mais qu'ils ne sont pas toujours regrettés(21). Crispin, dans Le Legataire universel, dit à Géronte, en jouant un parent venu recueillir sa succession:

Mon oncle, soyez sûr que je ne partirai
Qu'après vous avoir vu bien cloué, bien muré,
Dans quatre ais de sapin reposer à votre aise. [III, 2]
-- et de lui accorder six jours au maximum pour mourir ou être enterré «mort ou vif». Les pères sont censés tôt ou tard mourir et laisser tout leur argent aux jeunes, et l'intrigue est

souvent résolue parce qu'un oncle riche vient de mourir. D'une manière ou d'une autre, le barbon doit céder de bon gré (Le Malade imaginaire, Le Legataire universel), ou sinon être purgé, enlevé de force comme Arnolphe. Analogue tragique: le père (craint, offensé ou vengeur).
 

L'inceste (frôlé). Déjà implicite dans la rivalité amoureuse entre vieillard et jeune homme, l'inceste l'est encore dans toute situation où, comme le dit Mauron, le barbon est «vaguement soupçonné de vouloir épouser un tendron qui pourrait être sa fille (elle est classiquement sa pupille ou sa nièce)»(22). Ce qui est ainsi implicite est également renforcé par d'autres échos indirectes du thème. Dans L'Avare, on a d'abord la concurrence entre Harpagon et Cléante pour la main de Mariane; mais il y a plus, car Elise, fille d'Harpagon, est promise à Anselme bien qu'elle aime Valère: or on apprendra qu'Anselme est le père de Valère, ce qui complète la symétrie incestueuse. Il est inutile ici de multiplier les nombreux exemples, sauf peut-être pour citer un cas-limite dans La Sœur, où Regnard s'évertue à saturer le motif en prêtant à Lélie, qui croit avoir épousé à son insu sa propre sœur, cette méditation étendue sur son crime:

Quoi! je puis être, ô tâche à votre sang infame !
Et mari de ma sœur et frère de ma femme,
Père de mes neveux, oncle de mes enfants !
Et votre gendre enfin est sorti de vos flancs ! [IV, 6]
L'inceste en l'occurrence sera levé grâce à une histoire d'enfants substitués, mais il revient d'un autre côté, de manière plus grave encore, puisque, si les autres agissent pour leur part par erreur, Orgye, lui, allait en pleine connaissance de cause permettre le mariage d'Eroxène avec son frère Lélie (ce qu'il avoue en l'appelant «cette incestueuse et fatale alliance», V, 3). Analogue tragique: l'inceste consommé.
 

L'amour «sincère». Northrop Frye a bien souligné le paradoxe des amoureux de comédie: ils symbolisent la libido naturelle, les forces érotiques et dynamiques qui defient le pouvoir établi, mais ce sont des personnages relativement pâles (surtout l'amant). Presque toutes les comédies comportent un intérêt amoureux, et le discours amoureux respecte tous les lieux-communs romanesques sur le sujet(23). Mais sa victoire étant génériquement garantie, cet amour est plutôt touchant qu'intensif et émouvant; c'est de l'amour-goût qui ne parle pas le langage de la fatalité et a même souvent quelque chose d'enfantin (le «dépit amoureux» est une séquence fixe fondée sur une fierté un peu puérile). Ingénu, il semble soupçonner à peine ses propres impulsions profondément sexuelles. Dans les occasions où on entend des accents grandiloquents, comme ceux d'Angélique dans Le Joueur --

Mais enfin de l'amour l'impérieuse loi
À l'hymen que je crains m'entraîne malgré moi:
J'en prévois les dangers, mais un sort tyrannique... [V, 1]
-- c'est par pure parodie du grand style, que dénonce la situation réelle: le cœur de Valère, remarque Hector, est un fait «un futé matois» (III, 13).

La Double Inconstance est un cas particulièrement frappant puisque, comme l'indique le titre, il effectue une double substitution, et la substitution est par définition un crime de lèse-amour -- une hérésie. Cela est possible d'abord parce que, justement, l'amour de Silvia et Arlequin n'est pas vraiment une passion; au contraire, Silvia dit: «j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume, je l'ai aimé aussi, faute de mieux» (II, 11). C'est aussi grâce à l'équilibre par lequel la comédie respecte les institutions mêmes qu'elle satirise. L'idéal est d'un côté démystifié: Arlequin évoque leur constance «dans cent ans d'ici» (I, 12) dans son dernier entretien avec Silvia et juste avant le revirement de ses propres affections. D'un autre côté, c'est bien l'amour -- mais pas le même -- qui triomphera, car l'amour d'Arlequin et Silvia est simplement subordonné au nouvel amour naissant (vrai, celui-ci) qui amènera le double mariage attendu à la fin. Cette ambivalence n'est pas rare. L'École des femmes peint l'idylle de l'amour spontané --

Il le faut avouer, l'amour est un grand maître.
Ce qu'on ne fut jamais, il nous enseigne à l'être. [III, 4]
mais il perce malgré cette naïveté un degré d'ironie, surtout dans la manière dont Agnès prend au pied de la lettre les métaphores amoureuses d'Horace et parle sérieusement des blessures qu'ont infligées ses yeux et de ses efforts pour le «guérir» (II, 5) -- sans mentionner les nuances sensuelles comme le «certain je ne sais quoi dont je suis toute émue» et «Il m'a pris le...». Ou bien pensons à Clitandre dans Les Femmes savantes qui évoque sa «flamme éternelle» pour Armande, flamme qui justement vien de s'éteindre ! Ainsi sont à la fois respectées et ironisées les vérités reçues; mais c'est surtout indirectement, car Clitandre, qui sait bien que son cœur a changé, ne remarque pas toutefois l'ironie de ses propres expressions.

Q uelquefois on rencontre un discours franchement cynique à l'égard de l'amour; il a bien sa place clans la comédie, mais étroitement délimitée. Ainsi Toinette: «Les grimaces d'amour ressemblent fort à la vérité, et j'ai vu de grands comédiens là-dessus» (Le Malade imaginaire, I, 4): le commentaire est abstrait, et ne récuse en rien l'amour de C1éante pour Angélique qui est traité avec respect malgré cette plaisanterie. On n'est pas invité à méditer sur la remarque, quelque profonde qu'elle puisse être en potentiel. On trouve chez Marivaux un personnage qui se moque royalement des expressions tendres de son neveu:

J'ai le cœur pris! voilà qui est fâcheux! Ah! Ah! le «cœeur» est admirable! Je n'aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce cœur-là, qui veut qu'on reste intendant dans la maison d'autrui, pendant qu'on peut l'être de la sienne! Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle? [Les Fausses Confidences, II, 2]
Monsieur Remy, qui parle ici, ne se confond pas avec Dorante et Araminte qui sont, eux, bien sincèrement amoureux.

L'amour tragique, par contre, est une force si inéluctable, imbue d'un désir si puissant et si franc, qu'il ne peut être révoqué en doute. Aussi bien les amoureux de tragédie ne sont-ils jamais des personnages secondaires. Analogue tragique: l'amour-passion.
 

Le valet fourbe. Nous simplifions beaucoup ici, car il y a plusieurs avatars du serviteur comique: l'intéressé, qui a toujours la main étendue; la soubrette impertinente, comme les Nicole, les Dorine, les Martine de Molière. Le valet fourbe, qui dérive de la comédie romaine et joue un rôle progressivement plus fort en allant de Moiière à Beaumarchais, peut les représenter tous. Lui aussi est le plus souvent intéressé; même s'il ne demande ni ne reçoit d'argent, il espère un établissement ou au moins il espère bénéficier du bien accru de son maître. Le plus souvent désinvolte et irrespectueux de ceux dont il ne dépend pas directement, il fournit les stratagèmes -- ou fréquemment les fourberies -- utiles à la résolution du dilemme amoureux. Sans la caution générique, c'est ce valet qui risquerait souvent d'amener tous les autres au bord de l'abîme. Mais les risques les plus invraisemblables et les plus graves ne tirent pas à conséquence. Analogue tragique: le confident, le mauvais conseiller.
 

La folie. Ce qui compte ici n'est pas la présence du fou avec sa marotte, qui en dépit de ses associations farcesques peut figurer dans la tragédie (Shakespeare en est plein), mais un phénomène discursif: à savoir, l'allusion au fou où à la folie. Beaucoup de personnages comiques sont un peu fous(24), ne serait-ce que par déformation professionnelle(25), et les différentes formes du mot reviennent souvent. La comtesse de Pimbesche, dans Les Plaideurs, croit instinctivement, en entendant entamer la phrase «Liez-moi...», à la conséquence: folle à lier (I, 7), ce qui entraîne une série d'échanges sur la folie. Aurélie appelle Géronte «le mauvais buffon et le fol déplorable» (La Sœur, III, 3) pour discréditer son témoignage, comme Figaro appellera Antoine ivrogne. Mais quelle que soit l'intention, toute mention de folie est porteuse d'une nuance comique. La folie est voisine de la gaieté comique, comme le dit Suzanne à Figaro: «J'aime ta joie, parce qu'elle est folle» (IV, 1). Analogue tragique: l'aliénation.
 

Déguisements. Parmi les éléments empruntés au romanesque: enlèvements, naufrages(26), turqueries, qui figurent dans un nombre limité de pièces comme Le Bourgeois gentilhomme et La Soeur(27), nous choisissons ici comme représentatif un motif très répandu et sous des formes très variées. L'amant en particulier joue fréquemment un rôle déguisé qui lui permet l'accès à la maison où est protégée l'amante par la surveillance paternelle (Le Médecin malgré lui, Les Plaideurs, Les Fausses Confdences). Souvent les valets jouent les maîtres (Les Précieuses ridicules) et quelquefois les maîtres aussi les valets (L'Île des esclaves, Le Jeu de l'amour et du hasard); dans Le Légataire universel Crispin s'évertue à jouer trois rôles en plus du sien: le neveu et la nièce de Géronte, et ensuite Géronte lui-même. Les avantages comiques de ces situations sont évidents, d'autant plus que certaines conventions de représentation viennent renforcer le jeu: par exemple, le valet joue mal le maître, parle trop haut, tandis que le maître de son côté n'arrive pas à quitter le ton élevé auquel il est accoutumé. Dans L'Illusion comique, le degré de déguisement est déjà très complexe; comme Clindor a dès le départ changé de nom, on ne peut comprendre tout de suite l'illusion totale du cinquième acte où les personnages jouent des rôles différents (en lisant le texte, l'expérience est toute différente, car le spectateur au théâtre ne voit pas la didascalie «Clindor, représentant Théagène», etc., qui démolit l'illusion). Dans La Sœur aussi, il y a de multiples méprises. Le Menteur comme L'Illusion comique présente des ambiguïtés visuelles, car le spectateur ne sait pas qui est «Dorante», qu'il ne connaît que de nom et non de vue; et la scène du balcon est spécialement imbriquée de fausses identités parce que: Dorante croit parler avec Clarice; mais il y a méprise, celle qu'il appelle «Lucette» étant en réalité Clarice; en plus, grâce à la ruse des femmes, Clarice est déguisée en Lucrèce: donc Dorante pane en effet avec Clarice -- quoique, pour lui seul, rien ne soit changé (III, 5). Évidemment, les variantes sont innombrables. Analogue tragique: la feinte, le secret.
 

La reconnaissance. Le dénouement le plus traditionnel dans la comédie comporte le rétablissement d'identité d'un des amoureux. Il s'agit selon le cas d'un enfant enlevé, substitué à un autre, ou perdu dans un naufrage, ou simplement confié à quelqu un pendant la longue absence de ses parents (Agnès, par exemple), et qui finit par être reconnu grâce à une marque sur le bras, un bracelet qu'avait porté l'enfant (Les Fourberies de Scapin), l'arrivée inopinée du personnage qui tient la clef de l'énigme, ou simplement le rassemblement des fragments de vérité détenus par divers personnages. Figaro est parfaitement représentatif à cet égard puisqu'il est reconnu fils de Marceline et Bartholo grâce à «une spatule» au bras droit; seulement, Beaumarchais ajoute une parodie de tout le procédé dans la réplique de Figaro qui est aussi évidente qu'absurde:

Marceline Dieux! c'est lui!
Figaro Oui, c'est moi [Le Mariage de Figaro, III, 16]
Le plus souvent, la reconnaissance permet le mariage, soit en supprimant l'opposition, comme ici, soit en cimentant un accord jusqu'alors mal compris avec la volonté des pères: c'est le cas par exempie dans L'École des femmes, où par une série de découvertes les morceaux du puzzle tombent tous à leur place et Oronte marie Horace (à l'insu d'Horace lui-même) justement avec Agnès. Pour arriver à cette conclusion trois sortes de reconnaissances sont nécessaires: d'abord l'énigmatique Enrique mentionné au premier acte (I, 4) doit se manifester, ensuite Arnolphe doit être identifié avec M. de la Souche, et puis Agnès doit être reconnue fille d'Enrique. Dans Turcaret, trois personnages dont il a été parlé tout au long de la pièce -- la comtesse du Marquis, la comtesse du portrait, et Mme Turcaret -- coalescent en un seul. D'autres fois il s'agit de reconnaissances non pour le spectateur, qui est déjà dans le jeu, mais seulement pour les personnages: dans Le Jeu de l'amour et du hasard, le père et Mario sont au courant de tout, mais les amoureux et les deux serviteurs vont découvrir à tour de rôle qui est caché sous les masques différents. Le résultat est le même: les amoureux retrouvent leur vraie identité et aucun obstacle ne reste au double mariage Il y a ici un paradoxe en termes de l'appartenance historique du thème: quoiqu'il dérive en somme de la plus célèbre des reconnaissances qui, elle, est tragique -- celle d'Œdipe -- il est en fait rare dans la tragédie et devient au contraire un procédé typique de la comédie. Peut-être, surtout, parce que le procédé dépend tellement d'heureuses (ou malheureuses) coincidences, serait facilement abusé, et par répétition compromettrait la «vraisemblance» tragique. Analogue tragique: la découverte de soi (Cinna); le retour du mort (Mithridate, Thésée).
 

Le monde contemporain. Les personnages de la comédie sont presque toujours censés être contemporains des premiers spectateurs. Corneille à cet égard rétablit la tradition de Pathelin, qui abonde en allusions aux institutions et aux gens connus, en situant ses premières comédies dans des endroits à la mode: La Place royale, La Galerie du Palais. L'Illusion comique chante le Paris moderne et Le Menteur, qui a lieu entre les Tuileries et la Place Royale, fait allusion non seulement aux endroits comme le Pré aux Clercs et le Palais Cardinal (II, 5) mais aux manifestations populaires(28). Les médecins, les apothicaires, les gens de droit, les précieuses, les personnages à la mode(29), les hôtels garnis et les tables de jeux, les parvenus et l'Opéra(30) -- tous font partie de cette évocation, souvent satirique certes, du «goût d'à présent» (Le Joueur, I, 2). Un aspect de cette représentation, quoique caricaturale le plus souvent, est le jargon -- celui des précieus, des avocats et plaideurs, et même, d'une certaine manière, le patois stylisé des paysans et le vocabulaire amoureux(31). Ajoutons les allusions (souvent satiriques elles aussi) à des personnalités contemporaines, parfois des rivaux -- comme les «grands comédiens» mentionnés dans L'Impromptu de Versailles, ou le «Monsieur de l'Isle» (c'est-à-dire Thomas Corneille) dans L'École des femmes (I, 1) -- , parfois des luminaires des cercles financiers ou autres mis à contribution dans l'intrigue. Le monde actuel n'est certes pas la condition nécessaire de la comédie, qui peut aussi bien se situer dans un paysage de conte de fées comme La Double Inconstance et de nombreuses comédies de Shakespeare; mais il en est un indice sûr. Analogue tragique: le parallèle implicite avec l'actualité.
 

L'argent. Le roi qui dit «Quelle heure est-il?» chez Hugo n'est pas plus insolite que celui qui se serait installé comme Argan devant un public pout compter ses pièces, car 1'argent est, comme le temps réel, signe du comique, et les rois tragiques ne le touchent jamais. Puisqu'il concrétise les valeurs qui dans l'univers tragique restent abstraites, il rappelle immédiatement le hic et nunc comique, sa proximité sociale avec le public. C'est ainsi que Pridamant dans L'Illusion comique exprime sa confusion lorsque, juste après la mort apparente de son fils, il voit les comédiens en train de se partager les revenus du jour:

Que vois-je? chez les morts compte-t-on de l'argent?
Pridament, qui croyait assister à une tragédie, se trouve devant un fait comique qu'il ne sait s'expliquer; c'est parce qu'il n'avait pas suffisamment prêté foi aux rassurances réitérées d'Alcandre, qui avait planté partout des indices comiques. La comédie reconnaît explicitement l'économie sociale telle qu'elle est, et fait quelquefois du payer et être payé le sujet central (Pathelin, Le Joueur, Turcaret). «De l'intrigue et de l'argent; te voilà dans ta sphère», dit Suzanne (I, 1): car la «sphère» de Figaro, c'est aussi la comédie.

Q uelquefois on compte les espèces mais plus souvent on en parle, et on cite des chiffres précis: combien un tel a de rentes, ou de dot, ou de dettes, à combien remonte le vol ou le billet de change. Le barbon est caractéristiquement avare, et veut marier sa fille à quiconque consente à la prendre sans dot(32). Harpagon est évidemment le modèle classique ici, l'obsédé qui accuse tout le monde de l'avoir volé et devient hystérique lorsqu'en effet il est volé, ne distinguant plus guère le vol de l'assassinat(33). L'argent est donc la clef de la réconciliation, puisque «Pour avoir mes billets, je consens à tout faire» (V, 7). Géronte, dans Les Fourberies de Scapin, consent à payer la rançon de son fils, mais empoche mécaniquement la bourse chaque fois qu'il est censé la donner (II, 7), signe de la difficulté qu'il éprouve à se départir de son pognon. Les amoureux en contraste sont strictement désintéressés, ou ne parlent d'argent que dans la mesure où il est la condition absolue de leur mariage. On ne peut dire: «J'aime un amour fondé sur un bon coffre fort» (Hector dans Le Joueur, I, 6) que par pur sarcasme, dans la rare exception où en effet l'amour comme thème est subordonné à celui du lucre. Ainsi, Angélique renonce volontiers à son héritage: «Qu'il dispose de son bien à sa faintaisie, pourvu qu'il ne dispose point de mon cœur» (Le Malade imaginaire, I, 8); la marâtre Béline est celle qui cherche à s'enrichir (II, 6). La Sylvia de La Double Inconstance refuse les richesses avec lesquelles on la tente, et son «inconstance» lui sera pardonnée en vertu de ce premier refus; si elle succombe par la suite, ce sera en fonction de son bon goût et de sa finesse et non de son intérêt(34). Les amoureux gardent les mains pures. Dans L'Épreuve, Maître Blaise est disposé à épouser n'importe qui au meilleur prix; mais Angélique, elle, doit prouver qu'elle est du bon côté de la question pour mériter la main de Lucidor:

Angélique. Quel homme est-ce [qu'on lui destine]?
Lucidor. Un homme très riche.
Angélique. Ce n'est pas là le principal. Après. [sc. 8]
Vu que sa mère veille à ses intérêts financiers, Angélique peut dire à Frontin: «Naturellement je n'aime pas 1'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est là mon humeur» (sc. 16). L'obsession du legs dans Le Légataire universel est toujours soigneusement rattachée par Éraste, dans ses accents cornéliens, au but supérieur qu'il ne fait ainsi que faciliter:
Non que l'ardeur du gain et la soif des richesses
Me fissent ressentir leurs indignes faiblesses:
C'est d'un plus noble feu dont mon cœur est épris;
Je devais épouser Isabelle à ce prix. [IV, 1]
Évidemment, comme le remarque dès le début Lisette, «L'amour et l'intérêt seront contents tous deux» (I, 2).

Lisette parle en connaissance de cause, car les serviteurs pour leur part pensent constamment au gain. Ils peuvent être sympathiques en alliant l'intérêt aux bons sentiments, mais ils ne les confondent pas(35). Monsieur Remy n'a qu'à poser sa question pratique à la suivante pour obtenir une réponse nette:

Monsieur Remy. Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants?
Marton. Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rêve [Les Fausses Confidences, II, 3]
Même quand il sert fidèlement les intérêts de son maître, le valet de comédie ne s'oublie pas, et quelquefois il vend ses services à la meilleure enchère. Le jeu de scène typique de la farce à cet égard est celui de Sganarelle dans Le Médecin malgré lui, la main toujours tendue alors qu'il proteste son désintéressement. Celui-ci s'était résigné à se faire médecin non parce qu'on le battait mais parce qu'on lui avait dit: «vous gagnerez ce que vous voudrez» (I, 5). En cela le paysan ou valet intéressé n'est que le symbole d'un phénomène plus général. La vénalité de Dandin dans Les Plaideurs va de pair avec sa manie de juger, l'obsession de ses «épices» n'étant qu'une partie nécessaire de toute une déformation professionnelle. Comme le remarque le Crispin de Lesage, «la justice est une si belle chose qu'on ne saurait trop l'acheter» (Crispin rival de son maître, sc. 10). Analogue tragique: l'honneur; le pouvoir.
 

Le corps. Les héros tragiques, qui ne mangent ni ne boivent ni ne dorment, n'ont de corps que pour mourir. La moindre allusion au corps (autre que les larmes, le sang, etc., symboliques) est une preuve comique. «Couvrez ce sein que je ne saurais voir» (III, 2) apparente Tartuffe à toute la tradition des zani et autres obsédés sexuels, ce que ne peut que confirmer la mention de nudité de la part de Dorine:

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas. [III, 2](36)
En plus de la sexualité, à laquelle nous reviendrons plus loin, la comédie insiste beaucoup sur les fonctions corporelles en général. Cornme l'a remarqué Walter Kerr, «When a man can't help what his body is doing to him he has begun to be a clown»(37). Ainsi Sganarelle: «Je m'étais amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson» (Le Médecin malgré lui, III, 5). Le même Sganarelle:
Sganarelle. [...] Va-t-elle où vous savez?
Géronte. Je n'entends rien à cela.
Sganarelle. La matière est-elle louable?
Géronte. Je ne me connais pas à ces choses. [II, 4]
Les questions de médecins et de maladies mettent le corps au premier plan, et surtout ses fonctions excrémentales; le clystère était longtemps avant Molière un apanage de la farce, et il est de rigueur que celui qui se fait administrer des lavements soit obligé de s'absenter brusquement au cours de l'action(38). Le barbon malade est physiquement répugnant, exhalant les odeurs conséquentes à son traitement(39).

Sur un autre registre, le clown est souvent gourmand (comme l'Arlequin de La Double Inconstance et celui de Arlequin poli par l'amour) et surtout grand buveur. Le Sganarelle du Médecin malgré lui, appelé ivrogne par sa femme, trimballe sa bouteille dans la tradition de l'Arlequin de la Commedia dell'arte. Marivaux lui conserve ce trait dans Les Fausses Confidences et dans L'Île des esclaves, écrits d'ailleurs pour la Comédie italienne; Crispin dans Le Légataire commence la scène du testament en faisant payer son marchand de vin, et même dans Les Caprices de Marianne Octave continue cette tradition avec son lyrisme pour le vin(40). L'empire du corps est thématisé par Molière dans Les Femmes savantes où Philaminte et compagnie veulent rejeter le corps et surtout la sexualité. Chrysale et Clitandre, comme Henriette ailleurs, soutiennent un argument qui n'a sa place que dans la comédie:

Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin. [II, 7]

[..] j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme;
Et mon âme et mon corps marchent de compagnie. [IV, 2]

Alors qu'Armande ravale l'idée de faire l'amour au même plan que celle de tousser et de cracher, Henriette défend la part du corps (même en insistant malignement sur ses «grossiers plaisirs», I, 1) comme le fera Clitandre:
J'aime avec tout moi-même, et l'amour qu'on me donne
En veut, je le confesse, à toute la personne. [IV, 2]
Dans la tragédie cet élan est présent, mais rendu plus abstrait par un vocabulaire métaphorique (brûler, flamme, etc.), l'amour ayant statut de phénomène essentiellement spirituel. Très rarement, on y trouve des actes de violence (autre que le meurtre ou le suicide) sur le corps: Œdipe, King Lear. Analogue tragique: la dépouille mortelle.
 

L'équivoque. La sexualité graveleuse que nous révèlent certains dessins de la Commedia dell'arte est encore évidente quelquefois dans la comédie francaise -- lorsque, par exempie, Sganarelle sollicite sans ambages les «bonnes grâces» de Jacqueline. Mais plus on s'éloigne de l'extrémité farcesque de la gamme comique, plus on trouve d'expressions voilées et allusives à la place du mot cru. La comédie admet une obsession sexuelle, mais tient à la représenter avec plus ou moins de délicatesse. Aucun auteur d'ailleurs n'est à la fois plus délicat et plus conscient du fait que Marivaux, qui fait dire à Lisette, à propos de Dorante: «Ma foi, madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie» (Le Jeu de l'amour et du hasard, I, 1)(41). Le barbon, quand il manifeste un côté lascif, est le seul qui s'exprime goulûment: Agnès doit «jouir de la couche et des embrassements» d'Arnolphe (L'École des femmes, III, 2);

Sans cesse nuit et jour je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiseral, mangerai. [V, 4]
II y aurait, comme le dit Frosine à Mariane, « quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux» (L'Avare, III, 4). Géronte, dans Le Légataire universel, prétend ne se marier que pour s'acquérir une consolatrice -- mais il parle d'un héritier, ce qui introduit toute une autre série de connotations, et Clistorel le met en garde: « Virgo libidinosa senem jugulat» (I, 10).

Équivoque désigne à l'origine une plaisanterie grivoise basée sur une authentique ambiguïté(42); elle finit, quoiqu'elle exige toujours un degré d'euphémisme, par n'être plus vraiment équivoque. Même lorsque le sujet de la pièce est explicitement sexuel par sa nature, et autorise ainsi de fréquentes allusions, comme c'est le cas dans Le Mariage de Figaro, elles sont allégées par l'euphémisme et l'ellipse(43). On sait quel parti Molière a tiré de la naïveté d'Agnès dans L'École des femmes, qui aurait «tout accordé» (II, 5), et la manière dont il a raillé, dans La Critique, ceux qui trouvaient «détestables» ces «obscénités». Il renchérit dans Les Femmes savantes où l'obsession des «sales désirs», des «syllabes sales» et des «équivoques infâmes» (III, 2) traduit une fascination sexuelle à peine sublimée(44). Ainsi l'indirection est la règle, soit par quiproquo:

Harpagon.  Hé! dis-moi donc un peu: tu n'y as point touché?
Valère.  Moi, y toucher! Ah! vous lui faites tort, aussi bien qu'à moi; et c'est d'une ardeur toute pure et respectueuse que j'ai brûlé pour elle.
Harpagon, à part.  Brûle pour ma cassette! [L'Avare, V, 3]
soit tout simplement par tâtonnement discret:
Le Marquis.  Par affaire de cœur qu'entendez-vous, madame?
La Comtesse.  Ce que vous entendez vous-même, assurément.
Le Marquis.  Est-ce pour mariage, ou bien pour autrement? [Le Joueur, IV, 9)]
Il n'est pas jusqu'à la vertu même dont l'héroïne fait preuve instinctivement qui ne constitue une allusion sexuelle. Avant de s'enfuir avec Clindor et le geôlier dans L'Illusion comique, Isabelle et Lyse posent cette condition très claire:
Sauvons-nous: mais avant, promettez-nous tous deux
Jusqu'au jour d'un hymen de modérer vos feux:
Autrement, nous rentrons. [IV, 9]
Une telle préoccupation avec la chasteté conventionnelle ne peut qu'être comique(45).

Mais la décence est une affaire de classe, et la vertu qui incombe aux premiers amoureux peut se permettre d'être un peu moins stricte chez les seconds. Moins honnêtes, il est convenu qu'ils peuvent aussi être moins purs. On trouve ainsi de fréquentes allusions à leurs expériences sexuelles; lorsque Martine intime que Sganarelle ne la mérite pas, il rétorique: «Il est vrai que tu me fis trop d'honneur, et que j'eus lieu de me louer la première nuit de nos noces! [...] Il suffit que nous savons ce que nous savons» (Le Médecin malgré lui, I, 1). Lisette et Frontin sont, selon celui-ci, «un peu parents», expression qui semble chargée de sous-entendus; il ajoute: «j'ai l'administration de ses gages et de ses profits » (Turcaret, II, 1), ce qui suggère le proxénétisme. Crispin se considère «un peu parent» d'Éraste aussi dans Le Légataire universel à cause de relations douteuses entre le maître et sa femme défunte (I, 1). Ni lui ni Lisette d'ailleurs ne peuvent, semble-t-il, avoir la conscience trop pure, car Lisette est suspecte aussi:

Lisette.  Tu m'as l'air un peu libertin.
Crispin.  Ne nous reprochons rien.
Lisette.  On sait de tes fredaines.
Crispin.  Nous sommes but à but, ne sais-je point des tiennes? [II, 7](46)
Mais un Crispin n'a pas de scrupules excessifs, ni sur son compte ni sur celui des autres; déguisé, il attribue à la nièce de Géronte un enfant «posthume» (né deux ans après le décès du mari), et à sa sœur un manquement à la «chronologie» pour avoir mis au monde un fils après quatre mois de mariage. Analogue tragique: aucun.
 

Proverbes, dictons. Alors que la tragédie s'efforce de jeter une lumière toujours nouvelle et intensive sur un dilemme humain, la comédie se déroule en lieux communs. Si celia-là a, bien entendu, ses conventions et à sa manière ses «idées reçues», elle ne peut se permettre de les exprimer banalement. On trouve déjà des formules, des figures rebattues dans Pathelin:

Car quoy! qui vous auroit crachié
tous deux encontre la paroy
d'une maniere et d'ung arroy
si seriez vous sans difference. [v. 154-157]

Vous lui resemblez mieux que goute
d'eau, je n'en fais nulle doubte. [v. 169-170]

Or n'est il si fort entendeur
Qui ne trouve plus fort vendeur! [v. 347-548]

Même les grandes pensées d'autrefois sont banalisées par une citation en forme de cliché et la juxtaposition avec une situation burlesque:
[...] le sort en est jeté. [La Sœur, J, 4]

Quel siècle, quelles mœurs, et quelle frénésie. [Ibid., III, 4]

Racine, Regnard s'évertuent à tirer de tels clichés des hémistiches ou alexandrins humoristiques:
Point d'argent, point de Suisse. [Les Plaideurs, I, 1]

J'y brûlerai mes livres. [Ibid., I, 7]

Oh! dame! on ne court pas deux lièvres à la fois. [Ibid., III, 3]

Oh! le vin est tiré, monsieur, il faut le boire. [Le Joueur, III, 11]

Tant va la cruche à l'eau... [ibid., III, 13]

Et fréquemment on brode sur des proverbes familiers pour en tirer métriquement de légères variantes:
Quiconque aime, aimera;
Et quiconque a joué, toujours joue, et jouera. [Le Joueur, IV, 1]
Les «Par la morbleu!» et autres interjections typiques d'Arlequin sont des manifestations plus régulières encore du même genre de phénomène. Beaucoup de ces formules concernent des stéréotypes sexuels, surtout à l'égard de l a femme, qui est faible («Femme tentée et femme vaincue, c'est tout un» [Arlequin poli par l'amour, sc. 1]), légère («Ce sexe est plus que l'air et léger et mouvant» [La Sœur, IV, 9]), inférieure («Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là» [L'École des femmes, V, 4]), bavarde («Et qui est ce sot-là, qui ne veut pas que sa femme soit muette? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie!» [Le Médecin malgré lui, II, 4]), et ainsi de suite. Les Femmes savantes sont basées sur la guerre des sexes, et le mari rendu ridicule par son incapacité à imposer son autorité; La Colonie de Marivaux est un point extrême dans ce contexte, car les femmes y déclarent leur indépendance(47) -- toute provisoire, il est vrai, car dans la comédie, qui est irrespectueuse mais non iconoclaste, les choses doivent rentrer dans l'ordre.
 

La parodie. Voici un petit échantillon de vers tragiques cités, quelquefois avec de légères adaptations, dans des situations comiques:

Je suis maître, je parle: allez, obéissez(48).

Et je veux que ce soit votre unique entretien(49).

Viens, mon sang, viens ma fille(50).

Et, bien entendu, on donne à de telies citations une déformation volontairement ironique:
Je serais bien fâché que ce fût à refaire(51).

Allons, madame, allons, ferme; voici le choc:
Point de faiblesse, au moms! ayez un cœur de roc(52).

je ne sais point, monsieur, farder la vérité
Et dis ce que je pense avecque liberté(53).

Racine, dans Les Plaideurs, parodie aussi bien le style ampoulé de Ronsard que le jargon judiciaire; et lorsqu'il cite Le Cid en donnant un sens légal au dernier mot du vers
Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits [sc. 5],
les éditeurs se réfèrent naturellement à sa rivalité avec Corneille, mais il faudrait aussi bien dire que la comédie s'accommode couramment de telles allusions. Il suffit de montrer, par exemple, que Corneille se parodie lui-même; et même avant la lettre, pour ainsi dire, car la lamentation de Matamore --
Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu?
Que n'ai-je eu cent rivaux en la place d'un père,
Sur qui, sans t'offenser, laisser choir ma colère! [L'Illusion comique, III, 4]
-- ne prend toute sa saveur que si on la rapproche des stances du Cid, et Isabelle dans la même pièce emploie une diction fort proche aussi de celle de Chimène:
Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle. [II, 8](54)
À une époque où foisonnent les travestis littéraires, il n'est pas étonnant de trouver souvent des pastiches du grand style. Dans Le Joueur il y a plusieurs passages de ce genre qui sont, comme le «récit» d'Hector que voici, rendus éminemment comiques par le référent qui n'est pas vraiment les batailles mais la table de jeu:
On peut le voir encor [Valère] sur le champ de bataille;
Il frappe à droite, à gauche, et d'estoc et de taille;
Il se défend, madame, encore comme un lion.
Je l'ai vu, dans l'effort de la convulsion,
Maudissant les hasards d'un combat trop funeste,
De sa bourse expirante il ramassait le reste;
Et, paraissant encor plus grand dans son malheur,
Il vendait cher son sang et sa vie au vainqueur. [IV, 3]
De même, dans Le Légataire universel, les grandes périodes reviennent à chaque moment dramatique, mais pour évoquer des idées très mondaines, 1'argent surtout. Crispin raconte la mort de sa femme dans un style de roman comique:
Je sentis autrefois les mêmes mouvements
Q uand ma femme passa les rives du Cocyte
Pour aller en bateau rendre aux défunts visite [...] [J, 3];
Isabelle adopte des accents cornéliens:
Je sais ce que je suis, et le peu que je vaux; [I, 5](55);
et Crispin annonce l'imposture du testament en disant:
De Géronte défunt j'évoquerai les mânes [...] [III, 8]
-- ce qui donne lieu à une parodie de la déclaration de Phèdre à Hippolyte:
Voilà donc le défunt que le sort nous renvoie,
Et l'avare Achéron làche encore sa proie? [IV, 8]

Oui, voilà le défunt, dissipons notre ennui;
Géronte n'est point mort, puisqu'il revit en lui:
Voilà son air, ses traits, et l'on doit s'y méprendre. [IV, 4]

Le retour du mort est en soi une péripétie tragique, dont Molière avait déjà donné une version feinte dans Le Malade imaginaire.

Ces parodies prennent ainsi des formes diverses, de la citation directe à l'imitation approximative; ce qui est constant, c'est le persiflage d'une rhétorique qui appartient en titre au genre épique/tragique. Matamore entend des métaphores littéralement(56), et Arlequin en brode de grotesques(57). Car la terminologie compte pour beaucoup(58), et un langage grossièrement inapproprié tend inévitablement vers le burlesque. Même le latin macaronique qui caractérise les discours de médecins et d'apothicaires comiques (et que parodie Sganarelle dans Le Médecin malgré lui) représente la réduction d'un langage élevé dans un contexte trivial; il en va de même des prétendues citations d'auteurs antiques(59). Analogue tragique: l'ironie.
 

L'allusion théâtrale. Dans le discours tragique, le théâtre en général n'existe pas, surtout pas métaphoriquement. Il est vrai qu'on joue une pièce («The Mousetrap») qui sert en soi de métaphore dans Hamlet, mais le fameux discours sur le théâtre de la vie («All the world's a stage...») est dans une comédie, non une tragédie. Qu'on essaie d'imaginer un héros tragique qui dirait: «combien ceci est tragique!». Mais la comédie se le permet tout le temps, reconnaissant explicitement son être théâtral. La réplique d'Orgye:

                           Détestable Lydie,
Ta mort fera la fin de cette tragédie [La Sœur, V, 4]
est éminemment comique (cette fin n'étant «tragique» qu'aux yeux du méchant qu'est Orgye; elle équivaut au « happy end» pour les autres). Le projet de mariage de Géronte est appelé «tragi-comique» par Lisette dans Le Légataire universel (III, 1) et la comédie revient fréquemment sous la plume de Marivaux comme métaphore d'elle-même, surtout dans Le Jeu de l'amour et du hasard où tous les personnages «se donnent la comédie» (I, 7)(60). Ces allusions peuvent être beaucoup plus précises: La Sœur élabore des métaphores théâtrales(61) et L'Illusion comique fait au cinquième acte l'apologie ouverte du théâtre. La Flèche fait une comparaison avec Panurge dans L'Avare (II, 1) et Molière une référence à lui-même dans Le Malade imaginaire (III, 3). Les parodies tragiques qu'on a déjà mentionnées ont également cette fonction, et le fait de citer une autre comédie, quoique non parodique au même sens, souligne évidemment la parenté entre les deux textes en question: la fin du Jeu de l'amour: «Allons, saute, marquis!» rappelle les exclamations répétées du Marquis dans Le Joueur; et lorsque le faux neveu de Géronte lui entonne, dans Le Légataire universel,
C'est à vous de sortir, et de passer la porte,
La maison m'appartient [...] [III, 2]
Tartuffe revit(62). Analogue tragique: aucun.
 

La répétition. Il suffira de quelques exemples bien connus pour montrer le remarquable effet que peut avoir une expression bien placée et ensuite reprise. Toinette, jouant le médecin, à chaque symptôme d'Argan dans Le Malade imaginaire s'exclame: «Le poumon» et puis plusieurs fois caractérise le médecin d'Argan d'«ignorant» (III, 10). Regnard s'en souvient, et Le Légataire universel fait un emploi également habile des exclamations «C'est votre léthargie» et «Intestat!» (V, 7). Déjà dans Pathelin l'expression «manger de l'oie» revient plusicurs fois avec un sens à la fois littéral et figuré ('se faire berner'); et déjà l'auteur anonyme exploite l'astuce qui consiste à rappeler plus loin la même expression: d'abord dans le passage en latin («de oca ad comedendum», v. 965); ensuite, lorsque le drapier comprend qu'il ne sera pas payé: «Me fais-tu mangier de l'oe?» (v. 1576). Une fois que le mécanisme est préparé, il gagne à être réutilisé après une période d'attente; ainsi, après les répétitions du célèbre «Mais que diable allait-il faire dans cette galére», Géronte aura le chagrin de s'entendre raconter son propre réflexe par Zerbinette (Les Fourberies de Scapin, II, 7 et III, 3). Autre exemple de maître: le «Goddam» de Figaro est soigneusement préparé par le beau discours du troisième acte (III, 5), puis disparaît jusqu'au cinquième où il marque la surprise de Figaro en reconnaissant Suzanne (le sens n'y sera pas le même, mais peu importe); aussi bien, au cinquième acte, l'expression «Il y a de l'écho ici» est-elle répétée à des intervalles stratégiques. Et beaucoup de personnages comiques, évidemment, sont caractérisés par leurs refrains particuliers: on n'a qu'à se rappeler comment Molière raille ses ennemis en leur prêtant dans La Critique de l'École des femmes des répétitions idiotes de leurs mots obsessionnels tels qu'«ordures», «saletés», et surtout «détestable» et «tarte à la crème!». Ces mécanismes ne sont pas très différents du geste d'Alain qui met son chapeau chaque fois qu'on lui dit de l'ôter, ou des automatismes du notaire de comédie, car la répétition au niveau du discours équivaut au tic du personnage entêté. Sur le plan de l'intrigue, le (ou les) mariage(s) qui font écho à celui des premiers amoureux relève du même phénomène, qui nous rappelle une des principales thèses du Rire de Bergson, à savoir que la base du comique est la réduction de l'homme en gestes mécaniques.

La répétition se combine aisément avec la parodie, dans la mesure où le texte peut se citer lui-même avec des variations ironiques. Corneille fournit plusieurs exemples dans le bel exercice d'esprit qu'est Le Menteur: trois fois un distique est repris textuellement ou presque dans deux scènes différentes; une fois quatre vers sont retournés contre le protagoniste(63); et dans la troisième scène du deuxième acte on assiste à tout un jeu ironique entre Clarice et Alcippe sur le retour de l'expression «Mon (on ton) père va descendre». Dans Les Femmes savantes, également, ces vers d'Armande:

Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents;
Une mère a sur nous une entière puissance [III, 5]
lui sont aussitôt renvoyés, avec, bien entendu, le détour ironique requis:
Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents;
Un père a sur nos vœux une entière puissance. [III, 6]
Analogue tragique: le rappel (d'un augure); la constance (dans une résolution).
 

La vantardise. Il faut penser surtout à une certaine tradition farcesque que Corneille met à contribution avec le Matamore de L'Illusion comique; d'ailleurs une comparaison avec Le Cid (qui lui est presque exactement contemporain) est instructive puisque Rodrigue est si proche à cet égard de Matamore. Non, certes, sans différences: Matamore fuit toute confrontation, toute vraie épreuve de ses forces purement imaginaires, alors que Rodrigue se précipite dans la bataille afin de certifier sa vaillance. Mais sur le plan de la rhétorique, leurs discours présentent des similarités étonnantes. On sait bien que le contraire de la rodomontade chez Corneille n'est pas la modestie; la tragédie exige de la grandeur d'6ame, mais elle veut aussi que les réalisations vécues du personnage soient au diapason de ses prétentions. Il arrive que le héros tragique hésite à s'engager (Oreste, Cinna, Hamlet), mais il n'est jamais en principe question de son courage. Les contradictions tragiques sont plus complexes et se rattachent au problème de la fatalité, alors que le fanfaron est typiquement un poltron. Le Scapin des Fourberies et le Crispin qui est le «rival de son maître» appartiennent avec d'autres valets à cette tradition de gens un peu trop sûrs d'eux et prêts à le dire. De même Figaro, fier de sa prouesse rhétorique au point de s'exclamer: «À pédant, pédant et demi. Qu'il s'avise de parler latin, j'y suis grec; je l'extermine» (III, 15) -- alors que, comme le remarque Suzanne, «Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée! » (IV, 1). Analogue tragique: la gloire, la générosité.
 

Le quiproquo. On peut se méprendre sur beaucoup de choses, mais le cas classique dans la comédie concerne les intentions maritales du barbon, comme dans L'École des femmes:

Agnès.  Hélas! que je vous ai grande obligation!
             Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction!
Arnolphe.  Avec qui?
Agnès.  Avec... Là...
Arnolphe.  Là... là n'est pas mon compte. [II, 5]
Typiquement, une série étendue d'échanges précède la révélation du fait que ce que les amoureux prenaient pour de bonnes intentions en étaient en fait de mauvaises; on retrouve la situation analogue dans L'Avare et dans Le Légataire universel. Analogue tragique: le malentendu.
 

Le dépit amoureux. Un petit quiproquo entre les amoureux provoque une pique qui les sépare provisoirement. Isabelle croit qu'Éraste n'est pas assez prompt à s'opposer au projet de mariage de son oncle avec elle:

Isabelle.  Vous me conseillez donc de conclure l'affaire?
Éraste.  Je crois qu'en vérité vous ne sauriez mieux faire.
Isabelle. Vos conseils amoureux et vos rares avis,
                Puisque vous le voulez, Monsieur, seront suivis. [Le Légataire universel, I, 5]
Il suffit ordinairement de l'entremise de la suivante pour tout raccommoder, ou d'un jeu de scène où l'un feint de partir afin que l'autre le rappelle. La difficulté est de faire le premier pas, et de risquer ainsi son amour-propre. L'originalité de Marivaux est d'avoir transformé cette situation en épreuve: alors que le dépit est d'ordinaire d'un équilibre incertain, une tension réciproque, chez lui un piège bénévole est tendu à l'autre grâce à un petit mensonge(64) ou un adieu stratégiquement placé(65). Lorsque le Prince a amené Silvia là où il la veut, il n'a plus besoin que d'un «Adieu, Silvia» pour sceller sa victoire:
Silvia, vivement -- Adieu, Silvia! je vous querellerais volontiers; où allez-vous? Restez-là, c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être. [La Double Inconstance, II, 12]
Analogue tragique: la confrontation; le chantage.
 

Sièges. La tragédie se joue debout, ou si on s'assied ce n'est généralement que sur un trône. Un siège est, par connotation comique, bourgeois; le M. de la Souche qui s'installe sur une chaise devant Agnès est un imposteur: ce n'est qu'Arnolphe. On ne peut parler ici d'analogue tragique: lorsque Auguste dit: «Prends un siège, Cinna... » (V, 1), l'effet ne peut être que de l'humilier, de jeter sur lui un soupçon de ridicule. Dans Le Fils naturel, qui prétend au tragique mais dans un contexte contemporain et bourgeois, les personnages se jettent fréquemment dans des fauteuils.
 

Larmes. Dans la tragédie, les larmes existent au niveau de l'allusion discursive: Phèdre a beau être «abreuvée de mes larmes», elle n'en répand guère sur scène(66). Ce qui enlève tout grandiose aux larmes comiques, c'est qu'elles viennent normalement du paysan ou du valet, et trop tôt, et qu'il exagère, comme l'Arlequin qui pleure «de toute sa force» pendant qu'il aiguise un couteau pour se suicider(67).
 

La bastonnade. Il s'agit ici du versant farcesque de la comédie: Sganarelle bat sa femme et son voisin, il est battu par Valère et Lucas (Le Médecin maigré lui). Les exemples seraient trop nombreux. Typiquement, l'idée s'accompagne d'une poursuite animée, mais il suffit d'une simple allusion au bois, aux épaules du valet, etc., pour désigner le comique essentiel du thème. Coups de pied, coups de poing, soufflets sont fréquemment évoqués, et en fait tout contact physique relève du même phénomène comique, par exemple lorsque Hector pousse quelqu'un vers la porte (Le Joueur, III, 7) ou le Chevalier doit s'interposer entre les deux Turcaret pour les empêcher d'en venir aux mains (Turcaret, V, 9). Le bâton est un symbole de domination; Arlequin ironise avec l'Iphicrate qui est destitué de son autorité en disant: «Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coup de gourdin qui ne valent pas ceux-là; et le gourdin est dans la chaloupe» (L'Île des esclaves, sc. 1). La réaction du maître est de tirer son épée. Mais l'épée est une arme noble, et qui tue: elle est inconvenante dans la comédie(68). L'humiliation de la bastonnade est son essence; alors que le fils ne s'attire qu'une réprimande, le valet doit s'attendre à son équivalent violent:

Octave.  Lorsque mon père apprendra les choses, je vais voir fondre sur moi un orage soudain d'impétueuses réprimandes.
Sylvestre.  Les réprimandes ne sont rien, et plût au Ciel que j'en fusse quitte à ce prix! Mais, j'ai bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies, et je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules. [Les Fourberies de Scapin, I, 1]
Le fameux sac où Scapin cache Géronte pour avoir le plaisir de lui en administrer devient embarassant pour celui-ci lorsque Scapin veut évoquer devant témoins les «coups de bâton que...» (III, 13): à ce moment-là, Géronte ne veut plus en entendre parler. Analogue tragique: la punition, le supplice.
 

L'aparté. Signe de complicité entre le spectacle et le spectateur, l'aparté est adressé explicitement au public. Souvent d'ailleurs il sert à le mettre dans le jeu, en révélant un fait qu'il lui importe de saisir, par exemple lorsque Crispin entre déguisé et Lisette s'exclame en aparté: «Dieu me pardonne, c'est Crispin, c'est lui, ma foi» (Le Légataire universel, III, 2). L'aparté reconnaît qu'on joue pour être vu; son archétype est sans doute le plaudite d'ancienne tradition et qu'on retrouve quelquefois dans les grandes comédies aussi hien qu'à la foire. Crispin, à la fin du Légataire, énumère ses bénéfices en concluant:

[...] mais ce n'est pas assez:
Je renonce à mon legs, si vous n'applaudissez. [V.7]
Q uand le personnage tragique se parle seul, il est tout absorbé avec lui-même et en aucun cas ne s'adresse directement au spectateur, qui en principe n'existe pas. Il s'agit là d'une équivalence conventionnelle entre pensée et parole, et le personnage ne «parle» pas, il pense à haute voix (l'équivalent filmique serait le voice-over où on entend les paroles mais les lèvres ne bougent pas). Il arrive qu'un personnage soit écouté sans s'en douter (Britannicus, Hamlet), mais non lorsqu'il parle seul, ce qui serait dérisoire. Dans la comédie, cependant, cela est possible. Le barbon, en fonction de son obsession caractérielle, peut «vraiment» parler haut sans s'en rendre compte, et d'autres peuvent, alors, réeellement l'écouter. Harpagon interrompt son monologue en voyant passer Élise et Cléante: «Ô ciel! je me serai trahi moi-même. La chaleur m'aura emporté, et je crois que j'ai parlé haut en raisonnant tout seul» (L'Avare, I, 4). Semblablement, Scapin et Sylvestre surprennent Argante et décident de l'écouter un peu: «Il a déjà appris l'affaire, et elle lui tient si fort en tête que tout seul il en parle haut» (Fourberies, I, 4).

Mais l'aparté, lui, n'est pas entendu; l'usage veut que seul le public le capte. Une exception, ou plutôt une surenchère ironique, se trouve dans Le Maraage de Figaro où le Comte surprend un aparté de Figaro (qui lui-même était en train d'écouter les méditations du Comte) et lui en demande l'explication (III, 5). Analogue tragique: le soliloque.
 

Jeux de scène. Cette catégorie n'est pas bien précise mais il importe de tenir compte de la possibilité de divers mouvements à haut effet comique, qui sont d'ailleurs souvent utilisés en combinaison avec d'autres techniques déjà répertoriées. Un aparté peut, par exemple, se situer à l'intérieur du groupe des personnages (dont certains entendent, d'autres pas). Figaro arrive au milieu d'une action qu'il ne saisit guère, et Suzanne lui chuchote (didascalie: bas à Figaro) «Alerte! Figaro, alerte!», et un peu plus loin: «Détourne! détourne!» (II, 21). Ou bien on passe des signes de connivence, lorsque l'un des personnages a besoin de faire comprendre quelque chose à l'autre, ou de le faire taire, mais ne peut pas le dire. Il n'est pas exclu que ces gestes soient surpris car, à la différence de l'aparté, ils «existent» sur scène. Harpagon: «Que veulent dire ces gestes-là?» (L'Avare, I, 4). On a déjà évoqué les poursuites, les bastonnades, les claques, les soufflets (qui ratent souvent la personne visée pour en atteindre une autre), et ainsi de suite, plus nombreux lorsque la pièce est plus voisine de la farce.

On peut penser à deux situations assez fréquentes dans la comédie mais malheureusement difficiles à distinguer en principe d'occurrences tragiques: il s'agit de deux types de piège. Dans le premier, un personnage caché, ou dans les coulisses, est témoin de ce qu'il n'était pas censé entendre: Lydie, dans La Sœur (II, 6); Damis, puis Orgon dans Tartuffe; Arlequin dans La Double Inconstance (III, 10)(69). L'autre est la fausse nouvelle dite pour mettre à jour la vérité profonde d'un personnage: la mort d'Argan annoncée par Toinette et Béralde à Béline dans Le Malade imaginaire (III, 12); la catastrophe survenue à Philaminte dans Les Femmes savantes grâce au «stratagème» d'Ariste (V, 4). Des scènes parfaitement parallèles peuvent, cependant, relever du registre tragique: Néron, caché, écoute Junie et Britannicus (II, 4-7), et on trompe Chimène sur le sort de Rodrigue pour voir quelle sera sa réaction (IV, 5).

Il y a ici un fait générique important, qui est le degré relativement élevé de signification du geste dans les comédies de toute espèce -- à tel point que le succès de la Commedia dell'arte s'est confirmé en dépit du fait que les comédiens parlaient longtemps italien; le théâtre de la foire n'arrêtait pas non plus quand le dialogue lui était défendu. A la limite, les zani se passent de paroles et ce que Diderot appelait la «pantomime» suffit. La complexité des jeux de scène est notoire dans Figaro: triple jeu du fauteuil de Suzanne au premier acte, la substitution et les quiproquos de la garde-robe de la Comtesse au second, les mouvements rocambolesques, surtout la scène des pavilions, au dernier acte. La Commedia dell'arte improvisait sur un canevas; mais l'auteur comique est bien obligé pour fixer les gestes de recourir à des notations explicites dans le texte:

Géronte, montrant Léandre. Qui est cet homme-là que vous amenez?
Sganarelle, faisant des signes avec la main pour montrer que c'est un apothicaire. C'est... Géronte. Quoi?
Sganarelle. Celui...
Géronte.  Eh?
Sganarelle.  Qui...
Géronte.  Je vous entends. [Le Médecin malgré lui, III, 5]
Le geste est ici le principal: il ne peut s'agir d'autre chose que d'imiter l'administration d'un clystère. Toute la question des gestes comiques rejoint le sujet du corps évoqué plus haut. Ou prenons dans la même pièce la didascalie au moment où Sganarelle voit s'approcher Valère et Lucas:
Ici, il pose sa bouteille a terre et, Valère se baissant pour le saluer, comme il croit que c'est à dessein de la prendre, il la met de l'autre côté; en suite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre. [1.5, italiques ajoutés(70)]
Une fois cette habitude introduite dans les textes, il y avait toujours le risque d'une extension illimitée, la «pantomime» occupant éventuellement plus de place que les paroles (c'est une tentation à laquelle succombera parfois le drame). À la limite, on arrive à une pure action sans paroles mais aussi sans improvisation; à cet égard les petites pièces sans paroles de Beckett sont encore dans la tradition comique.


Il nous reste maintenant, en guise de conclusion, à invoquer l'exemple du drame bourgeois, qui se veut un genre intermédiaire, afin de préciser dans quelle mesure, selon ces critères, il reste effectivement lié à la comédie. Nous prendrons pour exemple concret le prototype du nouveau genre, Le Fils naturel de Diderot.

D'entrée de jeu, les indication scéniques occupent une très large place. Le décor est soigneusement détaillé pour assurer l'impression du vécu bourgeois, et le fauteuil de la tradition comique est abondamment utilisé dans ce contexte social et expressif. On remarque surtout la présence du style entrecoupé; les silences sont éloquents, et c'est aux gestes d'exprimer l'indicible: «Il pousse l'accent inarticulé du désespoir» (III, 5). Certains éléments de l'intrigue sont puisés dans le répertoire de la comédie, d'autres représentent des déviations. L'amour semble, sans la péripétie finale, jouer le rôle coutumier, à ceci près qu'il n'y a d'obstacle que l'honneur: Dorval ne peut supporter l'idée de trahir l'amour de son ami Clairville pour Rosalie. Quand enfin Clairville lui cède la place, seule l'inhibition générique, invisible, agit pour empêcher une union qui serait évidemment incestueuse. Le père, lorsqu'il apparaît, est bon; et à la différence du barbon ordinaire, il a d'avance l'intention de s'éclipser afin de préparer la félicité des jeunes: «J'ai vécu. Il est temps que vous viviez, et que je cesse» (V, 5)(71).

Le Fils naturel aspire à l'illusion totale; même l'encadrement en fait une histoire «vraie», un texte de remémoration familiale et non un scénario théâtral. Cela exige qu'on supprime toute complicité avec le spectateur, et avec elle l'aparté. C'est le personnage qui parle tout haut par pure intensité intérieure, comme dans la comédie, mais sans qu'un autre l'entende: il parle seul, et ainsi est (re)créé le soliloque dramatique. La vertu aussi cesse d'être comique, devenant un critère littéral et absolu; plus de place pour l'équivoque. Rosalie et Dorval s'aiment sans comprendre que cette attraction est fraternelle: le thème de l'inceste est posé, mais il est récupéré (comme dans le Cleveland de Prévost) par une signification qui relève de la sensibilité (c'est la nature qui leur parle, mais, ignorant leur relation réelle, il l'ont mal comprise). L'inceste est explicite -- c'est-à-dire non déplacée: il s'agit bien d'un amour entre frère et sœur -- mais il n'est pas consommé, ce qui virerait au tragique.

Le romanesque n'est guère exclu. Lysimond, déjà exilé, est capturé pendant son voyage de retour, jeté dans un cachot, inexplicablement libéré, etc., et en route perd toute sa fortune. En plus il avait quitté son nom de famille, ce qui prépare la reconnaissance classique:

Rosalie. Mon père!
Dorval. Ciel! que vois-je! C'est Lysimond! c'est mon père!
Lysimond. Oui, mon fils, oui, c'est moi. [V, 5]
La «naissance abjecte» (IV, 4) de Dorval est réparée de la manière la plus comiquement orthodoxe. Mais puisque cette fois la question n'est pas de le qualifier pour le mariage souhaité, la conclusion habituelle porte à faux. Clairville et Constance ne sont pas dédornmagés de leurs amours stériles. Il y a une logique à cette modification: le happy-end factice est remplacé par la fondation d'un bonheur authentiquement durable(72). Au lieu d'esquiver toute pensée de l'avenir, le texte invite à y rêver, même à y prêter confiance. L'ordre est rétabli, non de manière à recommencer seulement un nouveau cycle, mais sur la base solide de la vertu et de la bonté.

Ili va sans dire qu'on n'y rit guère, mais cela est moins essentiel pour notre propos que le compromis générique qui ressort d'une telle analyse. Diderot entend étonner le spectateur en lui montrant des choses qu'il est accoutumé à prendre pour des signes du comique, mais qui cette fois auront une signification inattendue. On ne livrera pas au public ce qu'il est amené à attendre, et dans cet écart saillira une communication (édification) nouvelle. Avec le temps, bien entendu, les conventions du drame s'apprennent et ne comporteront désormais plus de surprises. Comme c'est souvent le cas, la création d'un nouveau genre se fait par la désorientation d'un cadre déjà en place; les signes sont confondus, et une nouvelle façon de voir ou de lire s'y établit.

En continuant vers l'époque moderne, on pourrait sans doute montrer également la mesure dans laquelle se perpétuent certains de ses signes, tandis que d'autres ne sont plus que des reliques du passé. Il est évident qu'on ne fait plus de comédies à la Molière ni même à la Musset, et on peut soutenir qu'à certains points de vue la comédie n'existe plus. On verrait toutefois qu'elle ne s'est pas complètement effacée: les signes comiques, on les trouve sélectivement chez Cocteau et Anouilh, chez lonesco et Beckett aussi. Et le jour où l'on croira pouvoir affirmer qu'on n'en trouve plus du tout, que ces signes sont morts, il suffira de regarder n'importe quel feuilleton télévisé, n'importe quel dessin animé, pour s'en dissuader.


NOTES


1. Northrop Frye, Anatomy of Criticism (1957), New York, 1966 ; Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, 1970; voir aussi E. H. J. Greene, Menander to Marivaux: the History of a Comic Structure, Edmonton, Alberta, 1977.

2. Walter Kerr, Tragedy and Comedy, New York, 1976.

3. Le mariage par amour est assimilé au bourgeoisisme qui est le milieu de prédilection de la comédie; «un mari et une femme qui s'aiment», dit Frontin, sont «des gens extraordinaires» (Turcaret, II, 1). Dans Le Préjugé à la mode de Nivelle de la Chaussée, le préjugé consiste justement à trouver ridicule le mari que est amoureux de sa propre femme.

4. La Repetition ou l'amour puni, dans Pieces brillantes, Paris, 1951, p. 375.

5. Autre exemple dans Les Fausses Confidences (I, 8):

Araminte. Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur [Dorante]; vous le servirez, je vous donne à lui.
Arlequin. Comment, Madame! vous me donnez à lui! Est-ce que je ne serai plus à moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus.
6. Crispin en fait autant en voilant à Géronte 1'identité de la personne qui a dicté le testament:
Je n'assurerai pas que ce fut vous; pourquoi?
C'est qu'on peut se tromper; mais c'était vous ou moi. [Le Legataire universel, V, 6]
De même, quant à l'article concernant le legs qu'il a fait au marchand de vin:
Je ne sais pas au vrai si vous les mi devez,
Mais il me les a, lui, mille fois demandés. [V, 6]
Il y a d'autres évidences situationnelles, comme lorsque Crispin justifie à Éraste le legs qu'il s'est octroyé à lui-même:
Je connais ce Crispin mille fois mieux que vous. [IV, 6]


7. Cf. L'École des femmes:

Horace. Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
              A joué mon jaloux dans tout ce badinage?
              Dites.
Arnolphe.       Oui, fort plaisant.
Horace.                                     Riez-en donc un peu. [III, 4]


8. Même phrase dans la bouche d'Argan, dans Le Malade imaginaire, I, 5; il faut penser également ici à Shakespeare, qui fait répéter à Dogberry: «I am an ass» (Much Ado About Nothing, fin du 4e acte).

9. Il est à remarquer que les implications de cocuage dans la comédie ne concernent jamais le couple amoureux; les infidélités qu'ils craignent, eux, ne sont que des malentendus.

10. Aussi des allusions elliptiques, par exemple «nous en planter» au vers 76; de même, on trouve ailleurs l'expression en donner et en donner à garder: «Ne m'en donnes-tu point à garder?»(Le Bourgeois gentilhomme, III, 10); «Ah! ah, 1'homme de bien, vous m'en vouliez donner!» (Tartuffe, IV, 7); et dans Le Mariage de Figaro: «Vous voulez m'en donner... à garder!» (I, 2).

11.

Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il serait arrivé quelque disgrâce humaine [...] [I, 1];
De tant d'autres maris j'aurais quitté la trace,
Pour me trouver après dans la même disgrâce! [IV, 7]


12.

L'autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présents à sa femme [...] [I, 1]


13.

Après ce beau discours, toute la confrérie
Doit un remerciement à Votre Seigneurie [...] [IV, 8]


14. Sganarelle communique la même idée à Jacqueline: «il mériterait encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu'il a. [...] Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu'un» (III, 3). L'expression «quelque chose sur la tête» se retrouve avec une variante dans Le Légataire universel (V, 7):

Lisette, sur mon front viens ceindre des lauriers;
Mais n'y mets rien de plus pendant le mariage.


15. Elle dit à Trissotin que la femme mariée malgré elle

[...] peut aller, en se voyant contraindre,
A des ressentiments que le mari doit craindre. [V, 1]


16. Ainsi Valère dit à Harpagon que «cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux», (L'Avare, I, 5); cf. Arnolphe:

Donnez-moi, tout au moins, pour de tels accidents,
La constance qu'on voit à de certaines gens. [L'École des femmes, III, 5]


17. «Ô jeunesse impudente!» (Géronte dans Le Menteur, V, 2); «Qu'à présent la jeunesse a d'étranges manières!» (Géronte dans L'Illusion comique, III, 2); «Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens» (Arnolphe dans L'École des femmes, V, 7); «Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sureté» (Argante dans Les Fourberies de Scapin, I, 4).

18. Harpagon: «N'est-ce pas une chose épouvantable qu'un fils qui veut entrer en concurrence avec son père? et ne doit-il pas, par respect, s'abstenir de toucher à mes inclinations?» (L'Avare, IV, 4).

19. Anselme: «Vous jugez bien que le choix d'une jeune personne tombera sur le fils plutôt que sur le père»(L'Avare, V, 6). Rarement, le père manifeste cette tendance de manière moins directe en évoquant son passé galant afin de s'identifier avec les amoureux, comme Chrysale dans Les Femmes savantes:

Cela regaillardit tout à fait mes vieux jours,
Et je me ressouviens de mes jeunes amours. [III, 6];
cf. Dandin, dans Les Plaideurs:
Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
Savez-vous que j'étais un compère autrefois?
On a parlé de nous. [III, 4]


20. Ergaste parle à Lélie et Éraste dans La Sœur de «vos vieillards, qui n'ont plus guère à vivre» (I, 4). Même Harpagon, quand il ne sait pas qu'il s'agit de lui, croit à la logique de ce calcul:

Maître Simon. Tout ce que je saurais vous dire, c'est que sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit mois.
Harpagon. C'est quelque chose que cela. [L'Avare, II, 2]


21. Il en va de même, bien entendu, pour d'autres parents, comrne le suggère Martine dans sa réplique du Medecin malgré lui: «Non, je veux demeurer pour t'encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je ne t'aie vu pendu» (III, 2); ou comme le dit Crispin en parlant de la mort de sa femme,

J'en avais dans le cœur un plaisir plein d'appas,
Comme taut de maris l'auraient en pareil cas [...] [Le Légataire universel, I, 2]


22. Psychocritique du genre comique, p. 61.

23. Qu'on nous permette de généraliser ici non par dogmatisme mais pour simplifier notre argument. Il ne peut être question de tenir compte de toutes les exceptions -- qui ont cependant un rapport avec la norme. Dans Turcaret, par exemple, l'intérêt occupe la place de 1'amour, et il n'y a guère d'amour triomphant. Par rapport aux conventions, La Colonie de Marivaux adopte une attitude anticomique, car le mariage («une pure servitude que nous abolissons») et 1'amour sont défendus (sc. 5); mais la pièce finit par exposer la fausseté de cette position. Dans Les Sincères, Marivaux dénonce un certain leurre du langage amoureux, qui empêche longtemps les protagonistes de se rendre compte que, en fait, ils ne s'aiment pas.

24. Par exemple: Clarice: «Alcippe, êtes-vous fou?» (Le Menteur, II, 3); Horace: «C'est un fou, n'est-pas pas?» (L'École des femmes, I, 4).

25. La manie de juger de Dandin, dans Les Plaideurs, vient de ce qu'il a «le cœur trop au métier» (I, 1).

26. Dans L'Avare, on apprend qu'Élise a été «dérobée [...] à la fureur des ondes» par Vaière; dans le même naufrage, Mariane et sa mère ont été sauvées par des corsaires et ont passé en conséquence dix ans en esclavage avant d'être libérées. De tels événements sont habituellement la preparation au procédé très commun de la reconnaissance, dont on parlera un peu plus loin.

27. La turquerie a un grand avantage scénique (le costume fantaisiste) et autorise une sorte de plaisanterie spirituelle, la traduction cocasse. Ce genre de jeu remonte peut-être au délire multilangagier de Pathelin; il combine caractéristiquement des vocables bizarres et inventés avec des mots reconnaissables. Un excellent exemple de 1'effet qu'on peut en tirer serait le passage de La Sœur où deux mots «turcs» d'Horace sont «traduits» par Ergaste en six alexandrins (III, 4).

28. La «poudre de sympathie» mentionnée dans IV, 3, par exemple, fait penser aux thériaques vendus dans les foires; d'ailleurs on apprend que Clindor «fit danser un singe au faubourg Saint Germain» (L'Illusion comique, I, 3).

29. On pense surtout, après les précieuses, au petit marquis (devenu souvent par la suite chevalier d'industrie), et à la jeune veuve coquette et dispendieuse (Célimène dans Le Misanthrope, Angélique dans Le Joueur, la Baronne dans Turcaret); le marquis ridicule de Turcaret parle avec admiration de la «femme vive, pétulante, distraite, étourdie, dissipée, et toujours barbouillée de tabac» (IV, 2; cf. les «vapeurs de mignardise» etc. dans L'Île des esclaves, sc. 3). À noter aussi la fréquence à une certaine époque de titres de comédie comme Le Chevalier à la mode, Les Bourgeoises à la mode (de Dancourt), et Le Préjugé à la mode; mais beaucoup d'autres pièces aussi, La Métromanie par exemple, décrivent également des modes.

30.

Le Chevalier.  [...] Vous aimez la musique?
Turcaret.  Si je l'aime, malepeste! Je suis abonné à l'Opéra.
Le Chevalier.  C'est la passion dominante des gens du beau monde. [Turcaret, IV, 5]


31. Par exemple Arlequin et Cléanthis dans L'Île des esclaves, qui décident de traiter l'amour «à la grande manière» (sc. 6).

32. La mère si elle est présente sera moins avare mais toujours prudente sur la question: Mme Argante, dans Le Légataire universel, est prête à donner Isabelle à Géronte pour «l'avantage» qu'il veut lui faire, et dit à l'amant Eraste:

Tous ces beaux sentiments sont fort bons dans un livre,
L'amour seul, tel qu'il soit ne donne point à vivre,
Et je vous apprends, moi, que l'on ne s'aime bien,
Quand on est marié, qu'autant qu'on a du bien. [V, 1]


33. «Au voleur! au voleur! à l'assassin! au meurtrier! [...] tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde» (IV, 7).

34. Trivelin -- c'est un aspect de la satire sociale -- trouve absolurnent incompréhensible, dans la même pièce, le manque de respect d'Arlequin pour 1'argent (I, 4).

35. Témoin Nérine, à qui Dorante offre une bague en feignant de prendre congé d'Angélique: «Ah! ah! je n'en puis plus; vous me fendez le cœur» (Le Joueur, III, 1) -- mais ce disant, elle prend la bague, tout en pleurant.

36. Cf. Hector, dans Le Joueur: «Voudrais-tu voir mon maître in naturalibus?» (I, 2).

37. Op. cit., p. 154-155.

38. Argan part deux fois sur un simple « Je vais revenir» (Le Malade imaginaire, I, 3; III, 1); Geronte dit: « Lisette, le remède agit à certain point...» (Le Légataire universel, I, 7).

39. Toinette: «Ma foi, je ne me mêle point de ces affaires-là; c'est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu'il en a le profit» (Le Malade imaginaire, I, 2); et, dans Le Légataire:

Géronte [...] Ne va pas leur parler, je te prie,
Ni de mon lavement, ni de ma léthargie.
Lisette Elles ont toutes deux bon nez; dans un moment
Elies le sentiront de reste assurément. [I, 4]


40. Octave est d'ailleurs conscient du rapprochement avec Arlequin: «Veux-tu des conseils? Je suis ivre. Veux-tu mon épée, voilà une batte d'Arlequin» (I, 1).

41. Peut-être aussi faut-il voir la confirmation de cette suggestion dans l'exclamation soulagée de Silvia: «Allons, j'avais grand besoin que ce fût là Dorante» (II, 12); c'est là l'interprétation de Paul Gazagne: «Si le domestique n'avait pas été Dorante, Silvia l'aurait sans doute epousé sans ceremonie» (Marivaux par lui-même, Paris, 1968, p. 110).

42. Par exemple, le malentendu humoristique de Lisette dans Le Légataire universel sur le sens du verbe interloquer auquel elle prête une vague signification lubrique:

Interloquée? Ah! Ciel! quel affront est-ce là!
Et vous avez souffert qu'on vous interloquât?
Une femme d'honneur se voir interloquée! [III, 6]


La plaisanterie est renforcée par la répétition, l'auteur s'efforçant de conjuguer le verbe à tous les temps possibles. Dans ces cas, on remarquera aussi qu'elle n'est pas saisie par le personnage, à qui manque justement la perspective ambiguë.

43. Euphémisme: «Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet! » (I, 2). Ellipse: « Il serait bien gai qu'avant la noce...» (V, 8).

44. Il serait inutile de répéter ici ce qu'ont tres bien montré Josette Rey-Debove et Jacques-Henri Périvier dans deux articles intitulés «L'orgie langagière: le sonnet à la princesse Uranie» (Poétique, nº 12, 1972, pp. 572-583), et «Équivoques moliéresques: le sonnet de Trissotin» (Revues des Sciences Humaines, nº 152, 1973, pp. 543-554).

45. Cf. les assurances de Florizel à Perdita dans The Winter's Tale, après qu'il vient de citer des exemples d'activité sexuelle de dieux déguisés:

[...] Their transformations
Were never for a piece of beauty rarer,
Nor in a way so chaste, since my desires
Run not before mine honour, nor my lusts
Burn hotter than my faith. [IV, 4]


46. Plus loin, Crispin justifie à Eraste le legs qu'il a laissé à Lisette dans le faux testament dans ces termes:

Elle est un peu de la famille.
Votre oncle, si l'on croit le lardon scandaleux,
N'a pas toujours été impotent et goutteux,
Et j'ai dû lui laisser un peu de subsistance,
Pour l'acquit de son âme et de ma conscience. [IV, 7]


Il dit «ma conscience» ici parce qu'il va, lui, epouser Lisette, ainsi qu'il était convenu dès le premier acte.

47. La comtesse Almaviva a l'occasion d'affirmer trois fois sa supériorité sur son mari: «Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres: voilà bien les hommes!» (Le Mariage de Figaro, II, 19); cf. aussi les récriminations de Marceline dans la scene du jugement.

48. Sertorius, V, 6; L'École des femmes, II, 5.

49. L'École des femmes, III, 2; cf. Horace, IV, 5:

Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.


50. Les Plaideurs, II, 3; cf. Le Cid, I, 5:

Viens, mon fils, viens, mon sang, viens reparer ma honte.


51. Les Plaideurs, II, 3; cf. Le Cid, III, 4, et Polyeucte, V, 3:

Je le ferais encor si j'avais à le faire.


52. Le Joueur, II, 11; cf. Tartuffe, IV, 3:

Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine.


53. Le Légataire universel, III, 4; cf. Britannicus, I, 2:

Je répondrai, Madame, avec la liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.


54. Chiméne (Le Cid, III, 3):

Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.


55. Voir note précédente; on trouve en effet l'hémistiche «ce peu que je vaux» dans Nicomède, I, 1.

56. Il dit, comme pourrait le faire Don Diègue: «Le seul bruit de mon nom renverse les murailles», mais dans son discours c'est litteralement le bruit du nom qui aurait eu cet effet; la même remarque s'applique à une menace comme celle-ci: «Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards» (II, 2).

57. Voir par exemple la comparaison de son amour avec un nouveau-né dans Le Jeu de l'amour et du hasard, II, 3.

58. Cf. l'échange des parents lorsque Dorante demande à Araminte de l'éclairer sur son «sort»:

Mme Argante.  Son sort! Le sort d'un intendant; que cela est beau!
Monsieur Remy.  Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? [Les Fausses Confidences, III, 7]


59. Sganarelle: «Apprenez que Ciceron dit qu'entre l'arbre et le doigt il ne faut point mettre l'écorce»; « Hippocrate dit... que nous nous couvrions tous deux» (Le Mpdecin malgré lui, I, 2 et II, 2).

60. Cf. cet échange dans L'Île des esclaves:

Arlequin. Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie.
Trivelin. Ce caractère-là est donc bien plaisant?
Arlequin. Ma foi, c'est une farce. [sc. 5]


61.

[...] Comme on voit sur le théâtre un excellent acteur
Rendre un ouvrage feint douteux à son auteur [...] [IV, 6]


62. Aussi bien, la replique de Géronte: «Est-ce a moi, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse?» (III, 8) est une citation d'Oronte clans Le Misanthrope: «C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse» (I, 2).

63. Vv. 1129-1130 et 1169-1170; vv. 1421-1422 et 1425-1426; vv. 949-950 et 1749-1750; vv. 347-350 et 1067-1070.

64. Par exemple Araminte qui dit à Dorante pour l'éprouver, dans Les Fausses Confidences: «toute reflexion faite, je suis determince à épouser le Comte» (II, 14).

65. Flaminia n'a pas l'intention de lâcher prise, mais elle veut faire croire à Arlequin que c'est sa dernière chance lorsqu'elle dit: «Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois» (La Double Inconstance, II, 6).

66. Claude Roy a bien relevé en 1963 le mauvais jeu d'un Titus de Racine qui se croyait autorisé par les «pleurs» du texte à verser de bonnes larmes: v. la Nouvelle Revue Française, nº 121 (janv. 1963), p. 120.

67. Arlequin poli par l'amour, sc.18. C'est surtout 1'attribut d'Arlequin dans ses diverses incarnations chez Marivaux: cf. aussi L'Île des esclaves, sc. 9 et 10, et La Double Inconstance, sc. 12.

68. Lorsque, dans L'Illusion comique, un duel éclate et Adraste est reellement blessé, c'est qu'on vire rapidement vers la «comedie imparfaite» (selon le mot de Corneille), pour aboutir à la «tragedie».

69. Marivaux résoud ainsi un problème delicat: comment Silvia doit-elle révéler son inconstance à celui qui s'en croyait aimé? Flaminia a tout prévu; aussitôt terminé l'entretien decisif entre Silvia et le Prince, Arlequin apparaît en disant: «J'ai tout entendu, Silvia».

70. L'«arlequinade» contrôlée est encore pratiquée par Marivaux, par exemple dans ces didascalies tirées d'Arlequin poli par l'amour: «Arlequin, entre en jouant au volant; il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia; là, en jouant, il laisse tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia. Il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses, il se redresse le corps. Quand il s'est entièrement redressé, il la regarde; elle, honteuse, feint de se retirer; dans son embarras, il l'arrête, et dit. -- Vous êtes bien pressée!» (sc. 5).

71. On pense aussi an père sympathique chez Marivaux qui dit: «Va! dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour 1'être assez» (Le Jeu de l'amour et du hasard, I, 2). Il est évident que Diderot n'a pas tout inventé, et que Marivaux, et en particulier la comédie larmoyante, lui ont ouvert le chemin.

72. Le Jeu de l'amour et du hasard annonce encore cette tendance dans la mesure où Silvia prétend étendre le bonheur comique au-delà des confins de la représentation: «Vous avez fondé notre bonbeur pour la vie», dit-elle à son père (III, 4). Le mariage à la fin fera ainsi figure de mariage non traditionnel mais exceptionnel, un vrai monument, sinon de vertu, de merite et de dévouement.

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